Je ne sais pas depuis combien de temps je roule. Le soleil traverse la vitre et me brûle les yeux. L’odeur grasse de crispy chips qui flotte autour de moi me donne la nausée. Dommage que ce soit l’été, parce qu’un peu de vent frais aurait rendu le tout un peu plus supportable.
Mon regard s’arrête sur le cadran de carburant, le voyant rouge clignote énergiquement. On dirait que la chance me sourit. Après dix minutes, je me gare à côté d’une petite station-service. Je sors péniblement, me dégourdis enfin les jambes sur le sol poussiéreux. J’enfonce ma casquette sur la tête, et entre dans la station, annoncé par un léger tintement de carillon. L’homme au comptoir ne prend même pas la peine de lever les yeux sur moi, il semble absorbé par sa lecture. Je suis le seul client, mais une femme d’apparence assez âgée est en train de passer la serpillère près du comptoir. Je parcours les allées, attrape un paquet de crispy chips en haut d’une étagère et une bouteille de soda en bas d’une autre, fourre un paquet de ce qui me semble être des gâteaux au fromage dans ma poche gauche et traîne les pieds jusqu’au comptoir.
La femme, avec autant d’énergie qu’un enfant de trois ans qui réclame pour la troisième fois un chocolat à sa mère, s’adresse au pilier de comptoir qui n’a d’yeux que pour son journal.
-(…) et ils ne l’ont toujours pas retrouvé tu te rends compte ?? Le gaillard est toujours en liberté, et qu’est-ce qu’on peut faire nous ? Rien ! Il a tué 3 personnes Bill, c’est sérieux ! Apparemment il se dirigerait vers Memphis … Bill tu m’écoutes ??
Elle lève ses yeux fardés au ciel et tourne les talons.
J’étale mes articles devant l’homme toujours avachi sur son tabouret, et le regarde fixement. Il soupire, et lève enfin les yeux sur moi. J’extirpe mon portefeuille de mon blouson, et en sors le premier billet qui me passe sous la main. Je le lui tends, et sens son regard me parcourir de haut en bas. Il ne bouge pas d’un pouce, tandis que ma main reste tendue en sa direction. Il pose à nouveau les yeux sur son journal, et grommelle à mon intention.
-Il manque quatre dollars.
J’inspecte le billet au creux de ma main, et constate que l’homme a raison. Je tire un second billet de mon portefeuille et le lui tends. Je croise son regard à travers mes lunettes de soleil, il me souhaite de faire bon voyage et de prendre garde.
Après avoir regagné mon auto et fait le plein d’essence, je décide de me remettre immédiatement en route.
En démarrant le moteur, un bruit sur ma droite attire mon attention. Un petit homme roux tambourine à la vitre de ma Fiat de ses doigts sales avec un grand sourire. Je continue ma marche arrière, mais il n’arrête pas pour autant de marteler ma vitre. Il me crie de m’arrêter. Je baisse la vitre, décidé à en finir avec lui. Étonné et ravi, il met quelques secondes à trouver ses mots, et s’introduit sous le nom de Ben. Il voudrait rejoindre son frère dans la ville d’à côté, et m’implore de le laisser monter dans mon auto pour que je le dépose un peu plus loin. J’accepte qu’il grimpe à l’arrière à la seule condition qu’il cesse son cinéma. Le jeune ne manque pas de mots pour me remercier, ouvre le coffre et y jette son sac à dos.
« Vous allez où comme ça ? » Me demande-t-il une fois installé sur la banquette arrière.
Je lui réponds que je suis en vacances, et regarde si d’autres voyageurs trainent sur le parking. Il semble heureusement vide : je ne risque pas d’y faire d’autres rencontres surprises.
« En vacances ? Votre coffre est vachement peu rempli pour quelqu’un qui part en vacances !
Il me pose une dizaine de questions sur moi, et au moins cinq autres sur mes capacités au basket. Son bavardage m’épuise, et j’allume la radio. Ben proteste, et me demande de passer l’un de mes CD pour selon ses mots « étudier mes goûts musicaux ». Je ne suis pas particulièrement d’humeur à argumenter, alors je pioche un disque que j’insère dans le lecteur. Ben a un mot à dire sur tous les sujets de conversation qu’il a pu trouver, même les plus obscurs, il nous croit déjà amis et je le trouve un peu envahissant je dois dire.
Le soleil est couché depuis maintenant quelques minutes. Même si l’on se connaît depuis six heures maintenant, je trouve Ben un peu trop familier. J’ai à peine protesté quand il a retiré ses chaussures, mais il s’obstine à l’instant à critiquer ma conduite, en se goinfrant de crispy chips, coiffé de ma casquette et de mes lunettes teintées neuves. C’en est trop. Je stoppe le moteur et hurle à mon invité indésirable de quitter sur le champ mon véhicule. Ben, étonnement docile, obtempère instantanément.
Sa silhouette rétrécit dans le rétroviseur. Néanmoins, déjà, divers sentiments m’envahissent, remords, crainte, lâcheté, peine. Abandonner Ben, c’est un peu comme laisser un chiot sur le bord de l’autoroute. J’enclenche une marche arrière.
Les pieds en éventail sur le tableau de bord, il me répète inlassablement sa gratitude. Ses paroles ne sont que compliments, mon humanité le touche, « des gars comme toi y en a pas deux ! » La suite n’est que promesses.
« Je t’offre un gâteau quand on arrive au prochain bled ! » « Oui, dès qu’on atteint une ville, je te paie une tournée ! Au fait, quelle est ta destination l’ami ? Où me conduis-tu ? »
A notre droite, nous croisons, en filant dans la pénombre de la nuit, un panneau usé par les années : « Memphis, 80 kilomètres ».