Un nuage blanc courrait par la fenêtre. L’odeur verte imprégnait le papier peint. Les deux adolescents se faisaient face, affalés sur un canapé jauni par l’usure. Ils jetaient tour à tour leurs cendres dans une vieille canette rouge.
-Putain, Mike ! Tu es sûr de tout ça ? lança le premier, balayant d’un revers de bras les nombreux dossiers éparpillés sur la table basse.
Le second répondit par un haussement des épaules. Il s’était accoutumé aux coups de colère de Chris. Dans ces moments-là, il valait mieux le laisser s’énerver, il se calmerait par la suite. Cependant, cette fois-ci, les mots lui vinrent. Une dizaine de bouffées de fumée plus tard, ce fut au tour de Mike de briser le calme alentour.
-Tu sais… commença-t-il. Un cercueil est confortable, quand on s’y rend pour une noble cause.
Leur père leur répétait souvent cette maxime, avant de l’appliquer. Mike sut qu’il avait trouvé les mots justes quand il croisa le regard bleu de son frère.
– On ne peut plus reculer, je ne veux plus reculer ! gronda Mike, qui avait entendu le fracas du cortège qui enfonçait le boulevard.
Mike, en retard, terminait de s’apprêter et enfilait sa ceinture tandis que Chris fermait les rideaux à vive allure. Si un Officier les saisissait en plein déni du Monarque, qui s’était déplacé pour commémorer la décennie qui s’était écoulée depuis son investiture, leur cercueil serait moins confortable. Ils descendirent en trombe les quatre étages qui les séparaient de la foule et la joignirent discrètement. Ils traversèrent le boulevard long de 7000 pas en un peu moins 7200 secondes. Ce rythme ne convenait pas à Mike. A l’époque, il parcourait la même distance pour se rendre à la bibliothèque à l’autre bout du boulevard en moins de 4230 secondes. La horde s’arrêta devant la Grande Statue, haute de 30 pas. La cavalcade se tut. Elle admirait son Monarque de granit, représenté l’épée à la main.
Mike ne pouvait s’empêcher de visualiser la bibliothèque, gisant sous les pieds de ce géant de pierre. Dans ses pensées, son cauchemar quotidien se jouait en boucle, comme un vinyle posé sur un tourne-disque inarrêtable.
Mike n’avait jamais vécu sous l’ancien régime. Son père le lui avait cependant décrit à de multiples reprises. Il avait toujours eu envie d’y croire bien que le garçon sût, au fond, que ce n’était qu’une histoire bien ficelée. Après tout, raconter des histoires était le métier de son père. Mais ce conte-ci semblait tellement invraisemblable, même aux yeux d’un jeune enfant. Il ne pouvait croire qu’avant, le dirigeant était élu par le peuple. Il ne pouvait croire qu’avant, chacun était libre de choisir sa religion. Il ne pouvait croire que chacun était libre d’exprimer ses opinions sans craindre la mort. Il ne pouvait croire que chacun avait le loisir de lire ce qu’il désirait. Il ne pouvait croire en ces utopies.
Les livres avaient toujours représenté pour lui un trésor interdit. Son père, Louis, lui avait appris à lire très tôt. Ils se rendaient tous les soirs au café Point-Virgule, tenu par un vieil ami de la famille. Derrière le comptoir était dissimulée une trappe qui menait à la salle au trésor, la bibliothèque. Des centaines de livres en tout genre, classés par auteurs dans des étagères immenses. Mike y restait parfois des heures. Il s’y sentait bien et trouvait dans cette pièce cachée un véritable refuge.
La plupart des livres datant de l’époque pré-monarquiale avaient été détruits. Mike tomba un jour sur un manuscrit historique. Il connaissait la valeur immense de cet écrit qu’il emprunta en cachette. Il le dévorait la nuit venue à un rythme soutenu. Deux pages à la minute. En moins d’une semaine il apprit tous les mensonges du gouvernement.
Son père ne lui avait pas menti : le dirigeant était élu démocratiquement par un système réitéré à intervalles réguliers. Il y découvrit comment le Monarque s’était emparé du pays. Il promettait le renouveau. C’était bien la seule promesse qu’il avait tenue. Un mois après sa montée au pouvoir, un passe-droit monarquial était requis pour franchir les frontières. Tout étranger sans passe-droit était mis à mort. La première marche de la Gloire fut donc instaurée, une traversée obligatoire du boulevard Royal les amenant à la grande Statue. Sa ponctuation n’était autre que l’exécution de tous les étrangers répertoriés. La foule excitée hurlait d’une voix forte et énergique dès qu’une tête frappait le sol. Elle en oubliait même ses liens avec les victimes, tant la haine qu’elle avait accumulée depuis des années l’aveuglait, tant les promesses d’un dirigeant fort la réchauffaient, tant la facilité d’avoir une victime sur laquelle se déchaîner la galvanisait.
Chaque soir, Mike observait son père assis en tailleur à même le sol, assisté comme toujours de sa longue pipe d’acajou. Sa plume grattait le papier à un rythme enivrant. Maintes fois, il avait tenté de lui expliquer son métier. Sans succès. Mike ne pouvait saisir comment la gazette quotidienne de son père participait à la liberté du pays. Quelques lignes sur un papier de mauvaise qualité, relatant des faits toujours plus déprimants, ne pouvait selon lui uniquement convertir les derniers optimistes à la morosité ambiante, brisant leurs derniers espoirs comme du bois sec. Mais Louis s’acharnait. Cependant, des menaces fusaient des partisans du Monarque, ces derniers ne pouvant accepter l’impardonnable blasphème que représentait la presse.
Après trois mois de lutte, le journal de Louis avait été le seul à ne pas avoir coulé sous la pression. Suite à cette affaire, Louis commença à écrire une édition spéciale. Très spéciale. Il y accusait le système, dépeignant crimes et atrocités, et revendiquait haut et fort la liberté de presse qui était pour lui l’oxygène d’une nation, sans quoi le moindre espoir s’effondre, tel un pantin, privé de ses ficelles. Il s’en référait à sa lecture.
Son article fit le tour de la ville, mais ne rencontra point l’effet escompté. Mike s’en souvenait encore. Des lettres de menaces, tracées d’un encre rouge vermeil, des graviers trouant les vitres. Il ne se rendit pas à l’école le lendemain, cette dernière n’étant pas en mesure de l’accueillir suite aux récents évènements, comme l’avait expliqué son directeur. Ils finirent par changer d’identité et de domicile.
Louis ne se laissa pas désespérer pour autant. Son journal ayant mis la clef sous la porte, il veilla de ses journées à la salubrité des rues. De ses nuits, il construisait son œuvre. Un roman fantastique, caricature de cette société qu’il haïssait tant. Deux années coulèrent à ce rythme lourd. Lorsqu’il jeta le point final sur son cahier, ses cernes touchaient le sol et lui, le fond.
Au Point-Virgule, il rassembla ses anciens collègues journalistes. Tous recopièrent son œuvre des soirées durant en centaines d’exemplaires. Mike fut autorisé à participer à cette séance d’écriture une fois sur la semaine. Il trouvait l’ambiance qui se dégageait du café dans ces nuits blanchies par le travail absolument enivrante. Il comprit enfin comment son père et ses pages participaient aux libertés du pays lorsque tous les écrivains partirent distribuer dans les boites aux lettres les précieux manuscrits.
Le lendemain, Louis regardait la foule de haut, de très haut. Trente pas environ. Le Monarque l’avait démasqué et avait brûlé vif le café, avec le trésor de papier sous ses pieds de béton. Il avait érigé à la place une grande statue de granit sur laquelle Louis se tenait, accompagné de ses acolytes.
Son cauchemar se figeait comme toujours par le corps de son père gisant aux pieds de la statue. Des années après, la vision de ce granit lui glaçait toujours le sang. Le silence de la foule autour de lui, honorant son Monarque, se répandit dans le corps de Mike, comme un venin mortel. Il le sentit s’infiltrer par ses oreilles, descendre son cou, atteindre son ventre, jusqu’à sa ceinture. Il ne reviendrait pas sur sa décision. D’un regard, il fit signe à son frère. Ils enclenchèrent en même temps le bouton salvateur. En guise de ponctuation, une explosion retentit et Mike offrit sa dernière pensée en écho à la maxime de son père. Un cercueil est confortable, quand on s’y rend pour une noble cause.