Le drapeau blanc battait sous les rafales et les vagues menaçaient de faire sombrer l’embarcation. Le vent soufflait plus fort qu’auparavant, donnant du fil à retordre à Kamel. Les derniers rayons de soleil fusaient à travers les nuages, mais ce spectacle lumineux ne dura pas et le ciel s’assombrit jusqu’à ne plus devenir qu’un fond noir, indissociable de l’océan. C’était un soir de nouvelle lune, obscur et nuageux. Le jeune marin avait beau lever les yeux, les repères célestes ne lui seraient d’aucune aide. Il n’avait que sa vieille boussole pour s’orienter. Il devait aller vers le nord, mais l’aiguille semblait hésiter.
– Hé la ! Tu vas nous faire couler, gamin.
Son grand-père s’était réveillé en sursaut pour se précipiter à l’avant de la cabine et reprendre la barre.
– Tu m’as l’air fatigué. Va te coucher et laisse le vieux mousse s’occuper du reste.
Le jeune garçon obéit. Il rejoignit le fond de la cabine en titubant au gré de la houle, s’installa dans le lit de fortune et s’endormit instantanément.
Quand il rouvrit les yeux, le soleil bien haut dans le ciel et l’océan calme offraient un paysage idyllique. Kamel se dirigea vers l’avant du bateau.
– Terre en vue ! cria son grand-père, le sourire aux lèvres. Terre en vue ! On est sauvés, gamin.
*
Il était assis au bord du lit depuis près d’un quart d’heure. La confusion se lisait sur son visage alors qu’il se remémorait les événements de la matinée. À leur arrivée sur l’île, son grand-père et lui avaient été bien accueillis. Des habitants les avaient aperçus au loin et les attendaient sur la plage. Kamel avait été surpris par leur hospitalité. Son grand-père avait amarré le bateau à une espèce de ponton. Ils étaient descendus, le comité d’accueil s’était réuni autour d’eux pour leur souhaiter la bienvenue et leur offrir un sac contenant des habits propres, de la nourriture et une gourde. Ils avaient ensuite été conduits vers leur logement provisoire, un appartement avec deux chambres et une salle de bains. Le mobilier était sobre mais confortable.
Kamel s’était immédiatement dirigé vers la salle de bains alors que son grand-père s’affalait sur un lit. Après s’être lavé, il avait enfilé les vêtements trouvés dans le sac. Le pull était un peu large, mais le reste de la tenue était à sa taille. Puis il s’était assis.
Le visage enfoui dans ses mains, il était déconcerté par le caractère irréel de la situation. Pour accéder à l’île, il n’avait eu besoin d’aucun document officiel, d’aucune offrande. Il lui avait suffi de le demander. Il n’était pas considéré comme un étranger par ses hôtes, mais comme un futur compatriote. C’était cette confiance qui le déroutait. Ses réflexions furent interrompues lorsque quelqu’un toqua à la porte.
– Kamel ? Mustapha ? demanda l’inconnu. Vous êtes là ? Moi, c’est Marie, déléguée insulaire. Je suis venue vous proposer une visite guidée de l’île.
Il ouvrit la porte. Derrière elle se trouvait une jeune femme blonde aux yeux bruns, le sourire aux lèvres et une boîte à outils sous le bras. Elle lui tendit sa main libre. Il la serra :
– Enchanté !
– Vous êtes tous les deux prêts à partir ?
– Mon grand-père est en train de dormir, mais je suis prêt, moi.
– Allons-y.
Marie se dirigea vers la sortie.
– Attendez ! On ne m’a pas donné de clé pour la chambre.
– Pour quoi faire ? Tu as peur de te faire voler ton linge sale ? dit-elle en rigolant. Personne ne veut de tes chaussettes trouées, t’inquiète.
– Vous ne fermez jamais à clé ?
– Pas besoin. Les cambriolages, on ne connaît pas, ici. Pourquoi voler quand chacun a tout ce dont il a besoin ? On partage tout, de toute façon.
Cette réponse laissa l’adolescent sans voix. Mais il n’eut pas le temps de réfléchir que son accompagnatrice se mettait déjà en route. Le chemin qu’ils empruntèrent était inconnu de Kamel. De l’île, il ne connaissait que la plage par laquelle il était arrivé et le « refuge » qui se situait juste derrière. Il suivit Marie à l’extérieur de l’édifice et atterrit dans une ruelle. Le soleil l’aveugla, mais, alors que ses yeux s’habituaient à cette lumière, il découvrit un spectacle époustouflant. Des bâtiments de toutes tailles, formes et couleurs l’encerclaient. Les immeubles de béton côtoyaient les tipis et maisons en terre cuite, offrant un paysage asymétrique et singulier.
– Impressionnant, pas vrai ? Au début, il n’y avait que les grosses résidences et puis, la population a tellement augmenté qu’on n’avait plus de place. Il a fallu être créatif. Chacun y a mis du sien en apportant son savoir et ses traditions.
Ils poursuivirent leur chemin à travers la zone urbaine. Chaque coin de rue laissait découvrir un décor toujours plus beau et unique que le précédent. Kamel ne manquait pas d’exprimer son émerveillement :
– C’est magnifique !
– Merci. Un fois que tu seras bien installé, toi aussi, tu pourras y ajouter ta touche personnelle. Tu pourras peut-être même construire ta propre maison. J’ai cru comprendre que tu te débrouillais plutôt bien avec des outils. C’est vrai, ça ?
Il avait brièvement évoqué ses compétences avec les premiers habitants qu’il avait rencontrés.
– Les nouvelles circulent vite, ici. Je m’y connais un peu en génie civil, avoua-t-il.
– Ça tombe bien, on a dû envoyer tous nos ingénieurs sur le chantier d’une autre île. Résultat : on a plein de problèmes techniques et pas grand monde de qualifié pour les résoudre.
– Je serai ravi de vous aider.
Ils finirent par sortir du quartier résidentiel. Leur promenade les avait menés à une sorte de grand parc. La pelouse verdoyante était parsemée de tables de pique-nique, de bancs et de jouets d’enfants. Les mauvaises herbes poussaient librement sur toute sa surface. Les gens s’abritaient à l’ombre des arbres pour manger ou simplement discuter entre amis. Toute cette animation contrastait avec le début de la visite. Le brouhaha de conversations et de rires avait un effet apaisant sur Kamel. Il n’avait pas vu une telle concentration de gens heureux depuis bien longtemps…
– C’est bientôt l’heure de pointe, l’informa Marie. C’est pour cela qu’il y a autant de monde. On se réunit ici pour partager nos repas et les ragots du moment. En parlant de manger, je commence à avoir faim… On finit vite notre tour et puis on revient dîner, d’accord ?
– Avec plaisir. J’ai hâte de découvrir le reste. Pour l’instant, je dois dire que je suis loin d’avoir été déçu. Mais j’ai quand même une question.
– Vas-y, teste-moi !
– Où sommes-nous, exactement ?
– Euh…
– Par rapport au monde, je veux dire. À quel pays est rattachée l’île ? J’ai eu beau chercher dans toutes mes cartes, pas la moindre trace de ce bout de terre.
– C’est normal, dit-elle d’un air amusé. On n’est nulle part, mais on peut aller partout. On n’appartient à aucun pays, nation ou État. On est libres !
Cette réponse ne suffit pas à le convaincre. Son visage resta figé en une expression d’incrédulité pendant ce qui lui sembla une éternité. Les sourcils froncés, la bouche légèrement ouverte, il se décida à parler :
– Je… je comprends pas.
– Je te croyais plus perspicace que ça ! Cette île est artificielle, purement synthétique. Du sur–mesure de la plus haute qualité : le top du top en matière d’aérodynamisme et de flottabilité.
Elle fouilla dans sa poche, en sortit un papier rectangulaire et le donna à Kamel.
– C’est un plan de l’île. Tu peux le garder si tu veux, cela fait bien longtemps que je n’en ai plus besoin.
Il l’examina. C’était un croquis à peu près géométrique : six hexagones identiques, arrangés de façon régulière autour d’un septième hexagone. Le motif rappelait celui d’un nid d’abeille, structuré et efficace. Le dessin était surmonté d’une inscription :
– La Pangée, lut Kamel.
– Ça fait référence au…
– … premier supercontinent de la Terre.
– Tes neurones se sont réveillés, on dirait. Notre Pangée est composée de sept plaques reliées par un système de câbles souterrains. Nous sommes ici, sur la plaque du centre. C’est ce qu’on appelle l’Agora, un lieu de rassemblement pour les résidents. On vient de visiter les deux parties inférieures, occupées par les logements. Sur la plaque de droite, on a l’école, la biblio-thèque, les laboratoires et, cerise sur le gâteau, notre propre musée. Juste à côté, il y a les ateliers, où on fabrique et répare plein de trucs géniaux. Les deux dernières parcelles sont consacrées à l’agri-culture. C’est là que je t’emmène. J’ai quelque chose à te montrer.
Elle se remit en route d’un pas plus déterminé. Ils traversèrent l’Agora, qui se remplissait alors que la douzième heure approchait, pour se rendre dans une grande serre. L’air y était chaud et humide. Les grandes vitres qui en constituaient le toit ainsi que la majorité des parois décuplaient les radiations solaires, à tel point que les deux visiteurs durent se réfugier derrière les plantations les plus développées.
– C’est ici qu’on produit toute notre nourriture. Que du bio, local, de saison. Il n’y a pas meilleur. Seulement, le système de contrôle de la serre n’arrête pas se bugger depuis quelques semaines. Et ce machin régule tout : l’irrigation, la lumière, la ventilation… Tu penses pouvoir le réparer ?
– Je veux bien y jeter un coup d’œil, mais je ne promets rien.
– T’es trop, trop, trop sympa.
Elle lui tendit la boîte à outils qu’elle n’avait pas lâchée de toute la visite :
– Je t’ai pris ça au cas où.
Ils durent se rendre sur le toit de l’armature pour accéder à un ensemble de câbles. Certains étaient mal branchés, d’autres étaient abîmés et demandaient plus de travail. Le ruban adhésif offrait une solution temporaire, mais Kamel se promit de parfaire les réparations dès qu’il le pourrait. Il poussa sur un bouton et la serre reprit vie.
Avant de redescendre, il prit un instant pour profiter de la vue. L’île n’était qu’une minuscule arche dans ce vaste océan, mais tout le monde y trouvait un rôle et une place. Elle offrait des possibilités infinies à quiconque était assez brave pour les tenter.
– Tu viens ? J’ai encore plein de choses à te montrer.