Le livre décrivant avec minutie la société de l’an 2020 dont je termine la lecture me laisse rêveur. Les différences qui séparent cette civilisation passée et notre société de 2504 sont titanesques. Les progrès aux niveaux scientifique, militaire, politique, culturel et urbanistique sont gigantesques. Cependant, les mentalités n’ont étrangement pas tellement évolué.
Depuis quatre ans, une guerre mondiale ravage nos territoires, toutes les innovations sont utilisées pour causer un maximum de morts dans le camp adverse. Les dommages sont tels que les survivants doivent vivre sous terre, dans un niveau de confort qui n’est pas sans rappeler celui de 2020. Et comme si les dégâts matériels ne suffisaient pas, l’utilisation massive des armes chimiques et nucléaires a rendu l’air ambiant toxique pour l’être humain. De ce fait, les gouvernements ont dû fournir des bouteilles d’oxygène à tous leurs citoyens. Ces gouvernements ont choisi de déterminer le nombre de bonbonnes octroyées par personne en fonction de leur richesse et de leur contribution à la collectivité. Les personnes les plus fortunées ont vu arriver des camions remplis de bouteilles le jour de « la grande distribution », tandis que les plus défavorisées n’ont reçu que quelques bonbonnes. « La grande distribution » a certes permis de sauver la vie de la population, mais elle a aussi incité les pays belligérants à continuer à massivement faire usage d’armes chimiques.
Malheureusement, je fais partie de la tranche de la population qui n’a pas reçu assez d’oxygène pour avoir une chance de survivre jusqu’à la fin de la guerre. Après quatre ans de conflit, il ne me reste plus qu’une seule bouteille. L’air à l’intérieur du bunker dans lequel je végète est encore respirable pour l’instant, mais il ne me reste plus que quelques biscuits en forme de dinosaures à manger. Je sais que ma dernière bonbonne ne me permettra pas de sortir pour me réapprovisionner au “sous-terre-marché” le plus proche. Je vis dans un quartier, qui jadis, était relativement aisé. La rue parallèle compte les derniers riches restés dans notre petite ville. Mon ultime bouteille devrait me permettre de tenir jusqu’à leur porte, et me laisse un léger espoir de pouvoir les convaincre de m’héberger. Je prends mon masque et accroche ma dernière réserve sur mon dos. Je me calme avant de sortir afin de consommer le moins d’oxygène possible.
Je sonne aux portes de mes voisins, mais toutes restent désespérément closes. Je sais que pour eux je ne représente qu’une source de danger. De plus, ils redoutent de ne pas disposer d’assez d’oxygène pour pouvoir nourrir une bouche supplémentaire. Dans cette société rongée par le conflit, nous devons acheter nos aliments auprès des « undergriculteurs » qui cultivent en sous-sol. Et ceux-ci n’acceptent que les paiements en bouteilles de la « Grande distribution » marquées du sceau officiel.
Déterminé, je poursuis ma route pour arriver dans la rue parallèle. Toutes les personnes fortunées refusent de m’accueillir, les unes après les autres. Mais je ne perds pas espoir. Au numéro 23, la porte s’entrouvre légèrement. J’entends la voix d’un vieil homme qui propose de m’offrir le gîte et le couvert en échange d’oxygène, richesse dont je ne dispose évidemment plus. Le peu de discussion que je tiens avec ce vieillard consomme une grande partie de mon gaz précieux.
Dernier espoir, la maison proche du parc communal. Je pense qu’elle doit encore être atteignable avec le peu d’air qu’il me reste. Je cours en apnée vers cette immense demeure aux murs colorés. Mon souffle commence à manquer. Arrivé devant le portail, je sonne un nombre incalculable de fois. Je fais tout ce que je peux encore pour attirer l’attention de la petite fille équipée d’une combinaison oxygénée, qui joue seule au milieu de cet immense jardin. Je n’ai presque plus de force quand celle-ci s’approche de moi, mes yeux se ferment quand elle s’abaisse et me tend la main. Progressivement je perds connaissance et le doute s’installe en moi : veut-elle m’aider ou me dérober le peu d’espoir que je porte sur mon dos ?