Samedi 31 décembre de l’an -140, 23 h 59
À travers ma fenêtre, je regarde le feu d’artifice qui célèbre la nouvelle année. J’attends impatiemment l’annonce du « Grand Maître du Temps ». Ce fut encore une année bien ennuyeuse. J’espère que l’an prochain sera un peu plus moderne. Je n’ai rien contre l’Antiquité, mais cela fait un an que je porte des toges et que j’assiste à des combats de gladiateurs… je dois l’avouer, ce n’est pas mon époque préférée. Depuis que les humains ont dû abandonner la Terre en 2099 (années terrestres) suite à la surpopulation et à la disparition quasi-totale des espèces animales, pour vivre sur Nebula, « notre nouvelle chance » selon les dirigeants de l’époque, les lois ont beaucoup changé. La plus grosse modification étant : à chaque 1er janvier, nous changeons d’année. Jusqu’ici, rien d’étonnant, mais au lieu de passer à l’année suivante, nous sautons à un millésime de notre Histoire sur Terre décidé arbitrairement par le « Grand Maître du Temps ». Les décors et les animaux de l’époque choisie sont créés par des générateurs et aussitôt remplacés par les nouveaux une fois la nouvelle année dévoilée. C’est une sorte d’immense jeu de rôle, sauf que nous sommes coincés dans la vie de personnes décédées il y a des centaines d’années. Quand mes parents sont arrivés sur Nebula il y a une cinquantaine d’années, les avancées technologiques étaient les plus poussées et pourtant, depuis que je suis née, je n’ai pas pu utiliser Internet ou l’électricité qu’une seule fois. Cette injustice me révolte. Si le gouvernement ne veut pas commettre les mêmes erreurs, pourquoi nous forcer à vivre une histoire qui n’est pas la nôtre ?
Ça y est, la voix du Maître sort des haut-parleurs : « 10 – 9 – 8 – 7 – 6 – 5 – 4 – 3 – 2 – 1… BONNE ANNÉE, bienvenue en… BIIIIP. » Comment ça « biiiip » ?
Dimanche 1er janvier de l’an ?, 00 h 00
Le son augmente, il devient insupportable. Soudain, ma maison tremble, elle se transforme. Les générateurs ont entamé le processus avant l’annonce de la nouvelle année. À ma connaissance, ce n’était jamais arrivé avant aujourd’hui. Peu à peu, je distingue le nouveau paysage. Pourquoi est-ce aussi sombre ? Une détonation retentit et je vois ma maison s’écrouler. Je ne comprends pas ce qu’il se passe. Au loin, j’aperçois les décombres d’autres habitations. J’ai l’impression d’être sur un champ de bataille… et si… ? Non, c’est impossible, la loi interdit au Grand Maître de nous faire revivre les années de chaos. Tout à coup, une voix robotisée résonne, « Chers habitants de Nebula, il semblerait qu’un bug du système ait déréglé nos générateurs, et comme nous ne pouvons changer d’époque qu’une fois par an, nous sommes coincés dans cette année. Bienvenue en 1941, bonne chance ».
Dimanche 1er janvier de l’an 1941, 00 h 03
1941 ? En pleine Seconde Guerre mondiale ? La panique m’envahit, il faut que je me cache, mais où ? Je ramasse mes affaires et je commence à courir. Je ne suis pas la seule : autour de moi, les gens s’affolent, la tension est partout. Je n’arrête pas de me répéter : « Tem, calme-toi, rejoins Louis, il t’aidera. » J’arrive chez Louis, mon meilleur ami depuis nos six ans, il est là, il m’attend. « Dépêche-toi, il faut qu’on y aille », me dit-il. Je le suis, nous courons vers une grotte où nous abriter. Sur le trajet, le chaos règne, nombre de gens sont étendus au sol, morts. Nous arrivons enfin au repaire. Il était moins une, les bombes commencent à tomber, les tirs fusent de tous côtés. Ils sont vraiment réalistes, ces générateurs. Je m’assieds, la tête dans les mains. Impossible de dormir et pourtant, il le faut. Cette année s’annonce difficile.
Mardi 3 janvier de l’an 1941, 10 h 00
Selon Louis, j’ai dormi trois jours. Le choc, sans doute. Pendant ce temps, il a beaucoup réfléchi à ce que nous devions faire. Pour lui, la meilleure façon de rester en vie est de changer le cours de l’histoire. Je n’en crois pas mes oreilles. Changer l’histoire ? C’est impossible et interdit, il le sait très bien.
– -Et on fait comment, on claque des doigts ? dis-je, ironiquement.
– Non. Écoute, tu n’as jamais rêvé de quitter cette vie monotone et sans surprise ? Profitons de ce bug pour changer notre destin ! répond Louis, très enthousiaste.
Il faut l’avouer, cette idée me tente bien : vivre ma propre vie, décider de ce que je vais mettre comme vêtements au jour le jour, être une personne à part entière, découvrir enfin la vie telle que mes parents la décrivaient, la vie avant Nebula. Pourquoi pas ?
– Je suis partante !
– OK, suis-moi et fais-moi confiance.
Mercredi 11 janvier de l’an 1941, 14 h 00
Voilà un peu plus d’une semaine que nous marchons, esquivant les tirs et les tours de garde des soldats. Sur notre chemin, nous avons rencontré d’autres survivants, certains se sont joints à notre quête, d’autres nous ont traités de fous, d’irresponsables. Cela ne nous a pas arrêtés. Ce matin, nous sommes arrivés devant « La Zone », l’endroit où sont stockés la plupart des générateurs du pays. Le plan de Louis est très simple mais pas sans risques : il veut tout faire péter. Pour être honnête, j’étais un peu réticente à cette idée, mais il m’a dit de lui faire confiance, alors je lui fais confiance.
Nous pénétrons dans l’enceinte en passant par-dessus le mur. Une fois de l’autre côté, nous nous divisons en cinq groupes de deux. Je me dirige avec Louis vers le centre du bâtiment et les autres groupes s’occupent des quatre points cardinaux. À l’intérieur le silence règne. Pas un cliquetis de machines, pas une respiration d’humain. Je me demande même si nous sommes au bon endroit. De toute évidence, l’État n’a pas imaginé que l’on puisse s’attaquer à ses précieuses installations.
Il faut se dépêcher, l’explosion est prévue dans cinq minutes. Nous atteignons le centre du site, je m’arrête un instant et contemple l’ampleur de ce à quoi nous nous attaquons. On dirait une ville tellement le dispositif temporel est énorme… Louis me bouscule pour me remettre les idées en place.
« On n’a pas le temps de rêvasser, le chrono tourne » me crie-t-il. Il a raison, plus que deux minutes et tout saute. Je pose la bombe et Louis déclenche le compte à rebours. Une minute. Nous courons aussi vite que nos jambes nous le permettent, je vois la sortie. Plus que quelques pas.
Un bruit assourdissant retentit, je suis propulsée au sol. Je vois Louis qui tombe, à côté de moi, puis une lumière blanche m’aveugle. Je le perds de vue. Cette lumière persiste pendant des minutes qui semblent durer des heures. Elle se dissipe et je vois le ciel bleu. Je me relève pour observer ce nouveau paysage. Ma tête tourne un peu et j’ai un mal de crâne inimaginable, mais la vue en vaut la peine. Je vois des arbres, des fleurs à n’en plus finir. J’ai l’impression d’être au paradis.
– Louis, on a réussi !
– Louis ?
Seul le silence me répond. Je me retourne et ne vois personne. J’ai arrêté le temps, mais je suis seule. À jamais seule.