Aujourd’hui, j’ai eu un petit frère. Maman a accouché très tôt ce matin. Ce qui aurait dû être l’un des plus beaux jours de sa vie ne semblait pas l’être. Son visage était marqué d’un air soucieux et inquiet et celui de mon père ne montrait que de l’angoisse. Leur inquiétude aurait été bizarre si l’on avait été dans une situation normale mais pour l’heure, elle ne semblait qu’être adaptée à notre situation. C’est vrai’ qui ne serait pas terrifié pour l’avenir de ses enfants quand on se retrouve enfermé comme du bétail ? Avant, les naissances étaient considérées comme un cadeau. Maintenant, on dirait plutôt que c’est un fléau. Maman a peur, je le vois bien. Peur que l’on vienne lui arracher son bébé à peine né.
Si on en est arrivé là, c’est parce que le gouvernement a jugé que les intellectuels et les artistes devenaient trop dangereux. Ceux qui répétaient que c’était dans l’Histoire, les livres et l’art que l’on pouvait grandir et comprendre le monde, se sont fait emprisonner. Car c’est bien connu, lorsque l’on en sait trop, on ne peut pas devenir le petit mouton qui rentre parfaitement dans le troupeau.
George Santayana l’avait prédit lorsqu’il avait énoncé : « ceux qui ne peuvent se souvenir du passé sont condamnés à le répéter ». Notre société a fini par se désintéresser complètement de ce qui s’était passé en 1940-45. Les gens ont perdu la pleine conscience de ce qui s’était déroulé quand les petits-enfants et arrière–petits-enfants des personnes qui ont connu l’horreur de cette guerre se sont éteints. Pour les générations qui ont suivi, ce n’était rien de plus qu’un fait dans l’histoire et lorsque le nouveau régime se mit en place et que l’on rangea les livres au placard, les gens oublièrent tout simplement ce qui s’était passé à cette époque. Seule la classe dirigeante avait encore accès aux bouquins où elle se trouva inspirée par la révolution culturelle chinoise mise en place par Mao Zedong. Toutes les personnes qui constituaient la classe intellectuelle et artistique furent arrêtées, emprisonnées et pour certains exécutées.
Mes parents faisaient partie de ce groupe que l’on avait décidé d’exclure de la société. Ma mère était professeur de littérature et mon père était conservateur dans un musée réputé. Souvent, quand j’étais plus petite, maman me racontait comment elle et Papa s’étaient rencontrés et comment, avant, on pouvait aller au musée, à la bibliothèque. Elle me semblait narrer un conte où les gens lisaient des romans sur les terrasses des cafés où on dansait sur des petites places lorsqu’un petit groupe du quartier venait y jouer. Je me rappelle aussi les livres illustrés que je possédais et comment les images semblaient donner vie au récit que la voix profonde de Papa prononçait. Un jour, nos livres furent confisqués, puis ce furent les CDs et les vinyles, jusqu’à ce que ce soit nous que l’on vienne chercher. Mes parents ne semblaient pas surpris quand ils virent débarquer les soldats dans notre modeste appartement. On avait vu d’autres familles de l’immeuble être petit à petit embarquées et même si on avait voulu fuir, on savait que l’on serait très vite attrapé dans une autre partie du pays. Il y avait des récits dignes des plus grands films d’horreur, on racontait que dans certaines régions, des gens étaient massacrés tous les jours et que lorsque ce n’était pas l’armée ou la milice du gouvernement qui perpétrait ces actes, c’étaient les gens du peuple qui s’en occupaient.
Il y a de cela 2 ans, je me rappelle que ma famille et moi fêtions l’anniversaire de mariage de Papa et Maman sous les cerisiers. C’était un beau jeudi, un jeudi comme celui d’aujourd’hui. Notre famille s’était réunie dans un parc qui avait un lac. On avait organisé un grand pique-nique. Tout le monde souriait et riait. Ce jour-là, mes parents resplendissaient de bonheur. De cette journée splendide, je n’ai gardé qu’un souvenir, une photo. Elle est toujours sous mon oreiller mais parmi les nombreux visages qu’elles contenaient, beaucoup, aujourd’hui ne sont plus.
Dans le camp, il n’y a pas beaucoup de choses à faire. Les hommes et les femmes travaillent toute la journée dans les champs et la petite ville à côté. Moi aussi, je travaille. Pour eux, nos persécuteurs, toute main d’œuvre est la bienvenue. Mais il arrive parfois que certains ne reviennent pas du travail. On ne sait jamais exactement ce qui s’est passé pour qu’ils ne fassent pas le voyage retour. Aujourd’hui, Papa et moi partons pour travailler sans maman. Elle a eu l’autorisation de rester au baraquement mais seulement pour deux jours. Le travail dans les champs peut être épuisant. Par chance, je me suis fait une amie dans mon groupe de section. La journée passe plus vite quand on a une compagnie agréable dans cet enfer. Beaucoup de on-dit circulent entre les prisonniers. Certains disent que notre situation ne va pas durer longtemps, d’autres qu’ils tuent les prisonniers car ils ont peur à l’approche de l’effondrement du système politique mis en place. Beaucoup ont de l’espoir que les résistants réussiront à faire pencher la balance en leur faveur et qu’ils stoppent cette infamie. Ce sont les prisonniers qui réussissent à avoir des lettres qui expliquent ça à leurs congénères mais la plupart restent pessimistes. Le soleil tape fort et nous brûle la peau. Alors que nous sommes là depuis des heures, deux soldats viennent nous prévenir, ma section et moi, que nous devons nous rendre à la rivière pour aller chercher de l’eau pour les autres sections. Mon amie et moi nous nous regardons étonnées mais légèrement contentes car on aura l’occasion de se rafraîchir pendant que l’on remplit les seaux. Au moment où nous arrivons aux berges, nous découvrons une eau rouge/brune. J’observe effarée cette eau bizarre tandis que les autres y mettent les pieds à loisir, heureuse de la froideur de l’eau. Méfiante, je préfère rester sur les berges. Mon amie essaie pourtant de m’entraîner vers l’eau en me disant que c’est surement de l’argile ocre ou de la boue mais je secoue la tête et lui fais signe d’entrer dans le cours d’eau si elle veut vraiment. Je ne peux pas m’empêcher de penser à ce que raconte notre camarade de baraquement. Il avait dit à mon père de refuser tout ce qui était reliée à l’eau lorsqu’il était au travail. Je chasse très vite cette pensée me disant que c’est seulement les racontars d’un homme qui vit moins bien la situation que nous car il est seul. Les filles se passent les seaux et les remplissent comme si rien de dérangeant ne se dégageait de cette scène. Et machinalement, je reçois les seaux qui finissent par s’entasser à côté de moi sur le sol. Bientôt, il n’y a plus de seaux vides et alors que la tension de mon corps commence à redescendre, trois autres soldats arrivent.
Aujourd’hui, j’ai eu un petit frère, Maman a accouché très tôt ce matin. Elle avait tellement peur pour ce petit bébé qu’elle m’a à peine regardé.
Aujourd’hui, j’ai eu un petit frère. Mes parents ont accueilli un fils. Mais, ils ont aussi perdu une fille, leur Ara.