J’ouvre les yeux. Tout autour de moi a un aspect qui m’apaise ; les champs de blé à perte de vue, les forêts denses et d’un vert intense, le petit sentier en terre sur lequel je me trouve. Je peux entendre le ruissellement d’une petite rivière surement cachée dans le paysage, et une brise légère remue mes cheveux et mes vêtements. Cet endroit n’a pas l’air si terrible, il me plait, du moins pour l’instant. On verra si c’est toujours le cas plus tard.
– « Salut, je ne t’ai pas trop fait attendre ? » demande une voix basse, proche derrière moi. Je me retourne et me retrouve face à Tiago, souriant et portant les mêmes habits que moi ; un simple pantalon fluide noir et le t-shirt de notre école. Son aspect n’avait changé en rien, et j’imagine alors que pour moi non plus.
– « Non, je viens d’arriver, ne t’inquiètes pas. » J’entends un petit tintement venant de nos deux poignets. En ayant le même reflexe, nous appuyons sur nos montres et les informations de la Mission apparaissent devant nos yeux. Tout ce qui y est inscrit n’est que la réécriture de tout ce qu’on nous avait appris avant de venir ici. En voyant que le compteur a déjà démarré, j’ai un coup de stress. Plus que 29 minutes et 47 secondes. J’avais bien étudié toutes les étapes à suivre, mais que se passerait-il si j’avais loupé des infos ou s’il y avait des imprévus ou si …
– « Calme toi Margot, » dit Tiago en serrant mon épaule. « On est à deux pour la Mission, et ça vient à peine de commencer. Commençons déjà par interroger des personnes qui pourraient nous aider à trouver l’endroit qu’on cherche. C’était ton plan de départ, pas vrai ? » dit-il avec une voix rassurante et un clin d’œil. Je hoche la tête et nous nous mettons à courir vers, ce que nous espérons être, la civilisation. Cela m’a fait énormément plaisir que l’assemblée générale accepte notre demande de faire la Mission en duo, même si Tiago et moi sommes des amis d’enfance. C’est le seul capable de me faire relativiser lorsque je me mets à paniquer. L’assemblée a accepté parce que nous avions déjà fait nos preuves au préalable et la Mission n’est donc qu’une formalité pour nous.
– « Margot, regarde autour de toi ! » s’écrie Tiago, me coupant dans mes pensées. « Ce ne sont plus des champs, ça veut dire qu’on est sur le bon chemin. Et il nous reste encore 20 minutes, bien assez de temps ! ». Des prairies remplies de bétail remplacent maintenant les champs de blé. On se rapproche donc bien d’un centre où nous trouverons des personnes à qui poser des questions. En effet, je commence déjà à voir des maisons et des moulins à vent et puis je remarque aussi des carcasses de voitures, de vélos, et des tas de métal un peu partout. Les habitants avaient cessé d’utiliser et de créer des voitures et d’autres sortes de technologies après la Grande Guerre, en tout cas c’est ce que j’ai pu lire dans les explications de la Mission. Arrivant enfin dans le village que l’on avait aperçu de loin, nous sommes étonnés de voir que ce n’est que trois-quatre grandes maison accolées à des immenses granges. Il n’y a pas plus de six personnes dans l’unique rue et ils sont habillés de haillons monochromes.
– « Quel retour en arrière, c’est ridicule ! Comment peuvent-ils penser arriver à un stade si extrême en si peu de temps ? » je murmure à Tiago.
– « Je trouve ça totalement possible moi, même qu’honnêtement ça ne me déplairait pas de vivre dans un endroit comme celui-ci dans quelques années… c’est calme au moins, contrairement à chez nous. » répond-t-il. Il nous suffit maintenant de trouver le grand dôme qui nous servira de « sortie » et nous réussirons la Mission. Le principe de celle-ci reste assez simple. On se met à interroger les paysans chacun de notre côté, et au bout de quelques temps nous nous retrouvons et mettons nos résultats en commun. Mais je suis choquée en remarquant que ni l’un ni l’autre n’a réussi à trouver la moindre information. Je sens de nouveau une vague de panique me submerger. Il ne reste plus que 5 minutes avant la fin du premier essai de la Mission et je n’ai aucune idée d’où Tiago et moi devons nous trouver.
– « Comment est-ce possible, on se croirait au Moyen-Age ! Aucun de ces analphabètes ne sait quelque chose sur ce que nous cherchons, ils sont juste centrés sur leur petite vie. Comment l’humanité compte-elle progresser s’il n’y a aucun intérêt pour le monde extérieur ? » je m’exclame, désespérée.
– « Il ne reste plus que 3 minutes… je pense qu’on ferait mieux de chercher par nous-mêmes, » soupire mon ami. Je le vois nerveux pour la première fois et cela ne me rassure pas. « Ça semble ridicule dans un espace aussi grand, mais je ne pense pas qu’on ait d’autre choix. On ne va surement pas réussir du premier coup, je suis désolé Margot. » Je m’attendais à ce que nous ayons des imprévus mais pas de ce genre. Nous sortons du hameau pour rejoindre les champs et nous nous mettons à chercher le dôme à l’horizon mais on ne trouve malheureusement rien. Peu de temps après, on sent nos montres vibrer et nos yeux se fermer de force. J’ai juste le temps de voir Tiago me chuchoter « À tout de suite ».
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Je me réveille en deuxième cette fois-ci. Je suis assise à côté de Tiago sur un banc en métal dans une grande rue ou les voitures vont très vite. Il fait nuit, enfin c’est ce que je déduis puisque le ciel au-dessus de nous est d’un noir total sans la moindre étoile. Malgré cela, je vois tout autour de moi grâce aux lumières que dégagent les nombreux spots lumineux collés aux façades des immeubles. Comme la dernière fois, nous entendons le petit bruit de nos montres qui indique que le second essai de la Mission a commencé. De nouveau 30 minutes pour trouver le dôme. Tiago se lève et me fait signe de le suivre.
– « Au moins cette fois-ci on sait où se renseigner. » dit-il en pointant du doigt un building qui surpasse tous les autres. Il est comme un grand pilier de lumière, toutes les fenêtres éclairées sans que l’on puisse voir l’intérieur et, en effet, au-dessus on y lit sur un grand panneau « BUREAU DE POLICE ». Nous commençons donc à courir vers cet immeuble, je suis rassurée en pensant que ce sera plus facile cette fois mais j’ai comme un pressentiment étrange. Je remarque que Tiago aussi est tendu et je lui souris pour le rassurer à mon tour.
Nous entrons dans un grand hall dans lequel se trouve de nombreux bureaux, et je remarque quelque chose de troublant. – « Tiago … Tiago, regarde ! » je lui dis en chuchotant, « Là, derrière les bureaux, tous les écrans, regarde ce qu’ils diffusent. ». Il tourne sur lui-même pour regarder tous les bureaux de la pièce et son expression se décompose lentement. « Non… c’est impossible que ça devienne comme ça… » se murmure-t-il a lui-même. Tous les bureaux d’informations sont appareillés d’une dizaine d’écrans montrant des scènes banales : des piétons traversant une rue, l’intérieur d’une bijouterie, … mais en regardant bien nous voyons aussi des vidéos de personnes qui dorment dans un appartement, d’un homme assis mangeant un repas avec sa famille, d’une femme se brossant les dents, … Toute la vie privée des personnes de la ville entière défile sur ces petits écrans. Chaque moment de leur vie enregistré et incorporé dans une base de données.
Nous sommes tous les deux bouleversés par cette possibilité.
– « La « sécurité optimale et totale, tout savoir de tout le monde et à n’importe quel moment. » » lit Tiago sur une des machines près d’un mur. Je comprends maintenant mon sentiment étrange de plus tôt. Nous étions simplement observés par des caméras invisibles par leur petite taille dès notre arrivée dans cette ville. Tiago se retourne vers moi et me dit « Margot, concentrons-nous sur la Mission. Trouvons le dôme, on ne sait pas si cet endroit est plausible, ce n’est qu’un test alors réussissons le. » Il a raison, je dois me reconcentrer. Je me dirige vers un des kiosques d’informations au centre de la pièce, je ne veux plus voir les écrans derrière les personnes assises aux bureaux. Heureusement, nous avons été entièrement intégrés dans cette société et je n’ai donc pas de problème à m’identifier à la machine grâce à ma montre et poser mes questions. Étonnement, en recherchant simplement « dôme de sortie » la machine m’indique le chemin précis à suivre pour y arriver. J’enregistre la route dans mes données et nous quittons rapidement le bureau de police, heureux de ne plus être entouré de tous ces écrans. Nous courons dans la direction indiquée par le plan.
Nous arrivons en face du dôme avec 10 minutes d’avance sur le temps permis. Nous ne nous sommes pas adressés la parole une seule fois durant notre course, repassant dans nos têtes les choses que l’on a vues. Nous n’avons pas non plus voulu perdre du temps en parlant aux habitants de la ville, de peur qu’ils nous mettent des bâtons dans les roues. Je prends la main de Tiago et nous passons la porte de sortie. Nous avons déjà fini la Mission.
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J’entends le bruit continu et aigu qui indique la fin de la session. Je sens qu’on m’enlève mon masque de réalité augmentée, et je me redresse du siège où j’étais couchée. Une femme blousée m’aide à me relever et me lit les informations de la session. « Vous n’avez eu aucun problème à vous faire plonger dans les mondes de la Mission, vous avez effectué deux essais, le premier de 30 minutes et le deuxième réussi au bout de 22 minutes et 47 secondes. Nous avons suivi tous vos signes vitaux durant ce temps et ils seront interprétés et repris dans votre évaluation. Et bien sûr, rien à signaler au niveau des effets secondaires que vous pourriez ressentir. » termina-t-elle avec un sourire. « Reposez-vous pendant les dix prochaines minutes avant vos résultats officiels dans la salle d’attente s’il vous plait. Et félicitations ! »
Je sors de la petite pièce et m’assieds dans un des fauteuils. Ma tête tourne légèrement, comme d’habitude après une session en plongée dans une réalité augmentée mais ça s’estompe déjà. Une porte s’ouvre et Tiago sort avec un air étourdi. Quand il me voit, il vient s’asseoir à côté de moi.
– « Alors… on a réussi. » dit-il calmement. On devrait être en train de se réjouir mais nous sommes dans le même état d’esprit. Nous venons de réussir (et assez bien même) l’examen d’aptitudes pour faire partie des forces de l’ordre, c’est ce que nous voulions absolument tous les deux. Mais ce test est imaginé pour mettre les participants dans des « mondes possibles » de notre avenir. Études statistiques, recherches, tout est calculé pour être probable et voir comment nous réagirions en étant plongés dans nos destins, au moment où nous devrons travailler réellement. Mais comment pouvons-nous être vraiment heureux d’avoir réussi en ayant vu à quoi ressemblent ces possibilités ? Comment pouvons-nous nous réjouir après avoir eu un aperçu de nos futurs ?