Chao rassembla toute son énergie pour se frayer un chemin entre tout ce monde et entrer dans le métro bondé. Les gens se bousculaient, se poussaient, convaincus qu’il resterait de la place pour eux, ils criaient sur ceux avec des bagages encombrants. Le métro partit de la station transportant des centaines de Chinois, collés les uns aux autres, écrasés contre les parois, incapables de bouger un doigt et asphyxiés par la sueur de chacun créée par la chaleur torride d’un jour de juillet à Chongqing. Chao était au bord de l’évanouissement. Le long manteau noir qu’elle portait la faisait bouillir. Mais en se courbant, il cachait le bébé qui lui parasitait le ventre depuis 38 semaines. Cet enfant ne lui appartenait pas, il était destiné à un couple de diplomates.
Suite à un épisode de famine mondiale en 2038, la Chine et 32 autres nations décrétèrent La Loi Fondamentale de Balance Démographique : “Deux citoyens ne peuvent procréer qu’avec l’autorisation ou la demande du ministère de la population. Toute infraction à cette règle conduira à la peine de mort de la mère tenue coupable de ne pas avoir suivi son mode de contraception ainsi qu’à la détention à perpétuité du second individu responsable de la conception de l’enfant.” Les grands dirigeants assuraient qu’il s’agissait de la solution au problème de surpopulation qui causait la destruction de cette planète. Certes, elle était bien plus radicale que la Loi de l’Enfant unique mise en place de 1979 à 2015 mais elle était bien plus efficace.
Autre que le fœtus qu’elle portait, une imposante boule au ventre la tirait vers le bas. Chao angoissait terriblement. À chaque instant, quelqu’un aurait pu remarquer sa silhouette hors-norme et la dénoncer. Ceux dont elles devaient se méfier le plus étaient les couples, ceux qui éprouvaient le plus de haine envers la LFBD, envieux et jaloux de la minuscule partie de la population qui était autorisée à fonder une famille. Le même genre de couple qui lui avait offert une grosse somme d’argent pour qu’elle prenne le risque d’être une femme enceinte en 2041. Seule une personne aussi désespérée et miséreuse aurait signé ce contrat qui assurait la chaise électrique.
Elle sortit du métro et prit une grande inspiration. Pourtant pollué de microparticules toxiques, l’air remplit ses poumons dans leur capacité maximale. Oui, certaines personnes prenaient la peine de porter un masque avant de sortir en ville. Mais Chao n’avait que peu à faire de sa santé, elle était jeune. Elle se croyait forte, mieux immunisée, invincible. Elle ne se rendait pas compte que des dégâts irréversibles avaient déjà été causés. Toutes ces années passées à travailler dans des usines plus insalubres les unes que les autres, à utiliser des produits nocifs, à les respirer, à les manipuler, à les chauffer à haute température, à les renverser sur elle-même. Toute sa vie passée dans le même taudis inhabitable rongé par les rats et l’humidité, aux murs d’amiante calamiteux, aux tuyaux d’eau usée fuités et dont les 7 mètres carrés étaient éclairés par une ampoule déficiente. Toutes ces nuits à dormir dans des draps crasseux, sur un matelas endurci, la tête reposée près de la bouche d’aération rejetant l’air provenant du parking souterrain. Toutes ces fois où elle avait donné la priorité à l’argent plutôt que la nourriture, l’argent plutôt que l’eau potable, l’argent plutôt que les médicaments, Choa s’empoisonnait à payer le prix de la pauvreté.
Douloureusement, elle entreprit sa marche vers la résidence des Féng, un somptueux penthouse situé sur un building d’un des quartiers chics de Chongqing. La ville était bien différente de ce qu’en connaissait Choa : les bâtiments, plus grands, avaient été construits de sorte qu’ils prissent moins d’espace. La lumière réfléchissait sur leur paroi d’un métallique presque argenté, permettant à la clarté de se faufiler entre chaque branche des cerisiers alignés sur l’avenue piétonne et de caresser le visage des passants avec une douce chaleur. Il était 19 heures, l’heure d’or, mais Chao n’avait guère le temps d’admirer le paysage. Le jour de fécondation, une infirmière employée par le couple avait déterminé une date d’échéance et le rendez-vous avait ainsi été fixé. Ces 39 semaines à souffrir le martyre, seule, sans accompagnement prenaient enfin fin. Aucune condition du contrat n’engageait en effet les parents à fournir à la mère porteuse des soins durant la grossesse. Cette malheureuse aurait pu profiter des privilèges que ces bonnes gens lui avaient gentiment accordés et s’enfuir avec l’enfant au dernier moment. La rémunérer avant l’accouchement aurait été encore plus absurde. Les Féng étaient perspicaces, ils avaient choisi une femme assez miséreuse pour qu’elle soit à leur merci et juste assez jolie pour que leur fils ne soit pas un laideron. Au simple Est-ce que tu fumes ? répondu par un non, la question du passé médical était déjà oubliée. Chao était leur seule option, la seule idiote qui avait accepté. Mais peu importait, seuls les 250.000 yuans de récompense occupaient son esprit. Sa tête tournait violemment, ses jambes de guimauve supportaient à peine son poids, la sueur coulait de sa nuque à son dos en grosses gouttes et les contractions de plus en plus répétitives tuaient son corps frêle ; elle ne baissa pourtant pas les bras. Elle se traîna sur deux kilomètres à travers les rues bondées. Un supplice.
Elle arriva devant l’adresse des Féng, entra précipitamment et prit l’ascenseur. En haut, un homme qu’elle reconnut l’attendait au pas de la porte et l’escorta à l’intérieur. Deux griffes de lions entre les sourcils, il la regarda un instant avant de lui prendre le bras fermement et de l’envoyer dans le spacieux salon transformé en salle d’accouchement pour l’occasion. Les baffles muraux jouaient d’élégantes variations de violon. Sa femme était là, un verre de vin rouge à moitié consommé à la main, se balançant sur la musique. Avec sa robe rouge de styliste, ses diamants de deux carats et demi qui reposaient autour de son cou et son parfum qui embaumait toute la pièce, Hong Fèng était sur son 31 pour accueillir le fils qu’elle avait commandé. Quand elle aperçut Choa, elle eut l’air complètement euphorique. Elle souriait à grandes dents, incapable de contenir son excitation, mais ne souhaita pas la bienvenue à son invitée. Une infirmière se tenait à gauche du lit d’hôpital installé au centre de la pièce. Sans plus tarder, on installa Chao et l’on fit un bref examen avant qu’elle ne commence à pousser. Elle jurait, se cambrait de douleur, crispait chaque muscle de son corps tant les contractions l’abattaient. Aussi inquiétante que fût la situation, Hong ne cessait de danser insoucieusement, de plus en plus saoule.
“L’ouverture du col de l’utérus a atteint 10 cm, elle est prête pour la poussée” avertit la femme en blanc. “Écoutez-moi et poussez quand je vous le dis.”
Aussitôt, Hong alla chercher une bouteille de champagne. Elle tenait absolument à porter un toast à la seconde où son bébé viendrait au monde, jubilait à l’idée de prendre le fils dont elle avait rêvé dans ses bras. Alors elle augmenta le volume de la musique et se remit à frétiller sur les puissantes notes des violons. Une terrible migraine foudroya Chao. Sa vue était floue et la pièce semblait tourner autour d’elle.
“Poussez.”
Et elle exécuta sur-le-champ. De toutes ses forces, elle s’essouffla à donner naissance. Durant 7 longues minutes de torture, elle donna tout ce qui lui restait en ne pensant qu’à son objectif. Après le dernier soupir de Chao, des pleurs aigus se firent entendre. Pourtant, le silence était bien plus bruyant.
Le couple fit sauter le champagne avant de s’approcher de l’infirmière qui tenait le nouveau-né, une petite boule de chair fragile. Leurs visages se décomposèrent.
“Qu’il y a-t-il ? ” demanda Chao inquiète de leur réaction.
Hong lança un regard désemparé à son mari.
“Pas le temps d’y penser, il faut agir avant qu’elle décide de nous causer des problèmes” chuchota-t-il.
Il s’empara du bébé et l’emmena dans la salle, accompagné de ses deux complices. Chao se leva paniquée et les rejoignit à toute allure. La femme pleurait de rage à côté de son mari qui faisait couler un bain dans lequel hurlait une petite fille. À cet instant, Chao comprit ce qu’il se passait. Le sexe de l’enfant n’était pas celui souhaité.
Sans même réfléchir elle attrapa sa fille, prit ses jambes à son cou et voulut s’enfuir. Mais épuisée, elle eut du mal à garder son souffle. Plusieurs coups s’échangèrent. Le couple s’acharnait sur elle, conscient des conséquences qu’ils auraient à subir si ce bébé interdit sortait vivant d’ici. La jeune mère se battit, hurla et courut pour protéger l’enfant qu’elle avait tant méprisé auparavant. Son instinct maternel lui donna la force de s’enfuir. Toute cette agitation retourna l’estomac de Hong qui vomit d’ivresse sur la moquette, ramenant l’attention de son mari sur elle. Chao profita de l’occasion et fila vers la sortie. Elle courut comme elle n’avait jamais couru, serrant sa fille entre ses bras de peur que quelqu’un d’autre n’essaye de la séparer d’elle. C’était pourtant ce qu’elle avait longtemps souhaité, se débarrasser de ce boulet. Elle avait sous-estimé l’attachement entre elle et ce petit être vivant.
Une fois dehors, elle se calma un instant pour admirer son bébé. L’énorme sentiment de culpabilité et de regret heurta Chao. Elle contempla ses petits yeux qui refusaient de s’ouvrir, sa petite bouche déjà affamée et son maigre corps qui ne demandait qu’à être rassuré. Comment ai-je osé ? Comment ai-je osé être si inhumaine ?
Elle commença à se détester car elle refusait d’admettre qu’elle n’était pas la seule coupable. Le monstre n’était pas elle, mais la façon dont on avait décidé de faire fonctionner le monde.