Je suis assis à mon banc, c’est un beau samedi. J’entame à nouveau mon déjeuner, à nouveau parce que Q6, ma voisine de table, n’est pas là. Une ambiance bruyante me rappelle pourtant que je ne suis pas seul, même si aucun mot ne sort de ma bouche. C’est un bol bleu qui m’est présenté, simple, habituel, rempli d’un liquide blanc, du lait probablement… En fait, je ne sais pas. À vrai dire, on ne m’a jamais dit ce que c’était. On me le donne, c’est tout. Je ne rouspète pas. Et puis, à quoi bon le savoir ? J’oublie rapidement ces réflexions futiles et finis donc tranquillement mon repas de fortune.
Le brouhaha se dissipe petit à petit, il est déjà presque 9 heures, ça n’a donc rien d’étonnant. N’ayant aucune envie de me distinguer de la masse, je me lève, dépose mon plateau dans une grande machine métallique et suis mes semblables vers ma salle favorite. Elle est grande, mais pas en dimensions. Il existe des pièces bien plus monumentales que celle-ci. Je dirais plutôt qu’elle a une impression de grandeur pour moi. C’est quelque chose que je ressens, ça n’a peut-être pas d’importance, mais là, dans cette simple pièce où des milliers de personnes passent leur temps libre, je me sens vivant. Des plantes jonchent les coins des murs et je me plais à les observer tandis que je me promène sur ce sol de pierres ardoises. Les parois pétillantes de couleur me rappellent le bonheur lorsque je quitte le réfectoire terne pour rejoindre ce palais de saveurs. L’odeur du cuivre des fauteuils me semble même bien plus alléchante que les repas du soir. Enfin bref… Tout me comble ici. Le bâtiment C ressemblerait à une prison si je n’avais pas l’occasion de me réfugier là.
Après avoir marché quelques minutes, sifflotant un air de mon compositeur préféré Dvořák, je rejoins un groupe de jeunes que j’appelle mes “amis”. Celui dont je suis le plus proche m’interpelle à mon arrivée: “ Heyyy Cul-Sec par ici”.
Oui, c’est le surnom stupide qu’ils m’ont donné… Je trouve pourtant qu’il est très bien mon prénom, “Q7”, simple et efficace. Ce n’est apparemment pas l’avis de mes compagnons, ni de tous les autres d’ailleurs. Ma vie ici m’a appris que les gens ne pensent pas comme moi. Suis-je différent ? Aucune idée et je m’en fous.
– Coucou les kheys.
Ils me regardent de travers tandis que je leur tend la main les uns après les autres. Intrigué, je les interroge,
– Euh tout va bien ? Pourquoi vous me regardez comme ça ?
Celui qui m’a interloqué, T4, pouffe avant de s’approcher de moi,
– Rien, rien, c’est juste qu’on n’a pas l’habitude de t’entendre parler comme ça quoi…
– Haha, ça c’est sûr.
Je ne saurais même pas placer un nom sur celui qui vient de rire. B2…? Où peut-être B3 ? Lui, en tout cas, a l’air de me connaître. Je n’y prête pas attention et intègre rapidement leur discussion. Salut les kheys, j’ai sûrement dû voir ça dans un de ces vieux romans datant d’il y a quelques siècles qu’on trouve de plus en plus difficilement dans la bibliothèque. Nos discussions sont toujours rythmées par les mêmes sujets, les mêmes “Eh salut ça va ?”, pas que ça me dérange, je pense juste qu’on pourrait changer de temps en temps. Voilà, j’ai tenté quelque chose, mais visiblement ça ne passe pas.
Une ou deux heures plus tard, alors que je m’apprête à partir pour me retrouver seul, un cri strident retentit. Je me retourne, ainsi que la quasi-totalité des personnes rassemblées autour de moi. On aperçoit un homme, courant vers nous à toute allure. Il est grand, blond, habillé simplement. Ses yeux bruns exorbités et la sueur suintant de son dos donnent l’impression qu’il vient de rencontrer Hadès. Ne tenant pas à prendre la situation en main, je laisse les autres se charger de ce froussard et m’écarte un peu pour éviter l’odeur âcre qui se rapproche un peu trop rapidement de mes narines.
C’est T4 qui s’adresse en premier à l’inconnu :
– Euh salut, tout va bien ?
– À ton avis ?!
Ce n’est pas possible, ce gars n’est pas un homme. J’ai l’impression de me retrouver face à un martyr possédé. On l’observe tous, muets, surpris de son agressivité et du rouge écarlate qui enflamme son visage.
– Il… il y a une baston…
On écarquille les yeux. Baston, voilà un mot qu’on n’a pas souvent entendu. C’est qu’avec la situation actuelle, la moindre petite chose peut provoquer des réactions d’effroi, la plupart se tiennent donc tranquilles. La semaine passée par exemple, un type a piqué une crise pour je ne sais quelle raison et a balancé son dîner par terre. Tout le monde était choqué. Moi, je n’en avais pas grand chose à faire. A peine trente secondes plus tard, deux gars se sont approchés, vêtus de chemises grises et d’un imposant manteau cramoisi. C’est à partir de ce moment-là qu’on n’a plus jamais croisé la route de ce pauvre type… Enfin, … ça ne fait qu’une semaine après tout. Dans tous les cas, si une baston a vraiment lieu, ça ne m’étonnerait pas que les deux hommes aux manteaux cramoisis se ramènent rapidement.
– Et ça a lieu où ton truc ? interroge T4 en déglutissant
– Euh… venez avec moi…
– Faudrait y arriver avant les cramoisis pour pas qu’ça dégénère.
C’est le petit nom qu’on leur a donné pour en parler plus facilement, même si on n’en a pas souvent l’occasion. On se regarde donc avant de foncer avec notre bande derrière le blondinet terrifié. On ne peut pas dire qu’on ne l’est pas non plus. Ce n’est pas dans nos habitudes de régler des conflits. On laisse dans la salle tous les autres, qui, tétanisés, n’osent même pas songer à nous suivre. Ne pas être mêlé à ce genre de choses est une méthode pour survivre, ici, dans le bâtiment C.
Trop tard, à peine rentrés dans la salle, plongée dans une ambiance assez sombre, qu’on aperçoit des manteaux bien reconnaissables. Ils se retournent vers nous, sûrement à cause du chahut que nos bottines ont causé sur le sol parfaitement carrelé. “Wow, ils sont au moins une dizaine” murmuré-je.
N’ayant visiblement pas grand chose à carrer de nous, ils se détournent presque instantanément. Ce qui se trouve devant eux à l’air bien plus passionnant visiblement. On les entend grogner méchamment. Déterminés à en savoir un peu plus, on s’approche furtivement. Ce qu’on voit à ce moment-là, au milieu de tous ces hommes semblables à des molosses, va sans aucun doute rester gravé dans nos mémoires. Je n’avais encore jamais vu autant de sang. Aucun doute, la femme étendue là, sur le sol a dû douloureusement vivre les dernières minutes de sa vie. Son visage tordu d’un mauvais rictus et ses yeux pâles sans âme me glacent le sang. Je réprime un haut-le-coeur menaçant et tourne la tête pour remarquer deux individus, agenouillés devant les cramoisis, les larmes aux yeux et du liquide brun noir sur les poings. Une foule répartie dans la pièce, paraissant tout aussi coupable, regarde le cadavre d’un œil mauvais. Tous ceux présents ici ont l’air déterminés à en découdre. C’est effrayant, je n’avais jamais vu une ambiance aussi morbide, mes amis non plus. L’homme se met alors à parler,
– Elle… elle a prétendu….
Il s’arrête une demi-seconde en voyant les cramoisis complètement blasés s’approcher de lui pour le saisir.
– Ecoutez-moi, bordel ! Elle a dit avoir vu dehors ! Et… et…
Les mots semblent avoir du mal à sortir de sa gorge. Les cramoisis continuent de le regarder, les yeux vides d’expression.
– Et quoi, lui dit l’un d’eux.
– Et cette… putain, prétend que c’est banal, comme ici, que les arbres sont justes des arbres, qu’il y a des rochers comme on en voit dans toutes nos pièces, que… que…. c’est partout la même chose, ‘fin vous avez compris bordel ! Haha, elle ne va pas me faire croire ce genre de sottises, je me suis pas battu toute ma vie pour qu’une prétentieuse ose me dire que ma seule raison de vivre est une perte de temps…. Non ! Je sais bien qu’il y a quelque chose dehors, derrière ces putains d’portes, et je découvrirai c’est quoi.
Sur ces paroles, il lance un grand coup de pied dans la masse inerte, accompagné du soutien de la foule. Un coup silencieux le fait alors s’écraser sur le sol. Les cramoisis disparaissent ainsi avec les deux masses inertes. La foule redevient silencieuse, avant qu’un gars ne s’avance.
“On va pas se laisser faire comme ça ! J’sais pas vous, mais j’en ai marre qu’on nous cache des choses.”
Un murmure approbateur s’élève des gens entassés dans cette salle. Même mes amis semblent remplis d’une énergie nouvelle.
“Allez, racontez à tout le monde, reprenons ce qui nous appartient de droit et qui nous a si souvent été interdit, le savoir.”
Je regarde mes amis l’air de dire, ils sont fous, venez on se taille. Ils ont l’air de comprendre ce que je dis mais T4 me rend mon regard,
– Il a raison tu sais, j’essaye d’pas y penser, mais voir ça… ça, ça me fout les boules. Si ce n’est pas nous qui nous dressons, qui le fera ?
Je n’ose même pas répondre. Je m’en vais.
Durant le reste de la journée, tout ce que je peux entendre de ma chambre exiguë, ce sont des cris. Le petit peuple tranquille s’est réveillé, le petit peuple veut savoir, il sait qu’on ne lui dit pas tout, il veut la vengeance qu’il pense mériter depuis si longtemps mais qu’il a peur d’exprimer. Qu’il avait peur d’exprimer. C’est bien décevant. Je sais bien que je ne sais pas, je me dis juste que… il y a des choses qu’on a peut-être pas besoin de savoir ? Dehors, voilà bien longtemps que j’entends des gens en parler, déterminés à savoir. Je ne pensais tout de même pas que ça allait mener à ça… Enfin, je dis ça sans vraiment savoir ce que c’est. Moi je suis juste planqué dans ma chambre, esquivant une rébellion inutile qui ne va qu’attirer des ennuis à tout le monde. Je m’endors n’ayant plus grand chose d’autre à faire. J’ai tout de même un regret, celui de ne pas avoir pu profiter d’un souper revigorant.
Je suis assis à mon banc, c’est un beau dimanche. J’entame mon déjeuner, heureux d’enfin apaiser ma faim. C’est un bol bleu qui se trouve devant moi, simple, habituel, rempli d’un liquide blanc, du lait probablement… En fait, je ne sais pas. A vrai dire, on ne m’a jamais dit ce que c’était. Je ne veux pas savoir. Je regarde autour de moi. Je rabaisse rapidement la tête ne voyant rien d’intéressant à observer. Je vais enfin déposer mon bol dans le bac. Ça résonne, si fort, c’est si inhabituel. Et là, au fond du bac, il n’y en a qu’un. Un seul bol, un bol bleu, simple. La salle est vide. Je souris. Et alors ?