Au début j’étais seul, comme tout le monde. Nous vivions en autarcie avec notre libre arbitre. Nous vivions au rythme des journées, décidant de tout nous-mêmes, sans nous compliquer la vie. Enfin c’était avant… Avant que le Monde subisse une fracture qui changea les esprits. Des structures prirent vie, des entreprises dirigées par d’ambitieuses personnes qui promettaient sécurité, travail et bonheur. L’ère des sociétés était arrivée.
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« Un deux trois quatre et hop ! »
« Un deux trois quatre et hop ! »
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Je trouve toujours un moyen d’occuper mon temps pendant ma tâche morose à la chaîne. Je travaille dans le service électrique, je produis l’électricité de la société manuellement à partir de matières premières simples. Même si je dois parfois intervenir pour réparer des connections et autres babioles, mon labeur reste simple et idiot en soi, mais on me le vend comme de l’or. Pour les dirigeants, je suis un échelon majeur de la chaîne, à mes yeux des foutaises pour nous garder sous leurs ailes. En tout cas, je travaille tous les jours, huit heures par jour. Mon travail est l’un des seuls à devoir être réalisé en continu. Nous sommes donc bien vus par les patrons et notre badge nous permet d’accéder à presque toutes les infrastructures de l’entreprise pour mener à bien nos interventions…
La hiérarchie comprend trois rôles : les travailleurs, la police et les décideurs. Chacun possède sa synergie avec les autres. Moi, je fais partie des prolétaires, travaillant sans cesse pour apporter des ressources aux décideurs et à la police qui nous le rendent en sécurité/sûreté. La police s’occupe surtout des ‘cellules cancéreuses’ qui se révoltent contre le pouvoir. Et les décideurs, quant à eux, rédigent les ordres de travail et décident de l’avenir et des actions de toute la boîte.
Les dirigeants ont raison de nous garder sous leur aile : si on est content, on ne se révolte pas et on réalise donc du profit à leurs yeux. Nos paies sont ridiculement petites, même s’ils nous font croire à l’opulence en nous forçant à consommer et afficher un pouvoir d’achat. Mais en somme, on finit toujours par recommencer un cycle où l’on gagne de l’argent pour le dépenser en vivres et biens qui deviennent un jour obsolètes à nos yeux et ainsi de suite. C’est la société, régie par la consommation, qui profite aux puissants et à ceux qui la contrôlent.
Ici, personne n’est le patron : j’ai un chef de service, qui a lui-même un chef de groupe, etc… On remonte indéfiniment, même au-delà des décideurs, car eux-mêmes sont des pantins de la société de consommation et de l’avarice de l’être vivant intelligent. Il y a donc un chef, le chef de la consommation qui mène tout le monde en bateau. Même ceux qui amènent les produits et les services ne sont que des marionnettes des Grands Décideurs. Mais qui… ? Quoi ? Le capitalisme ?
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« Un deux trois quatre et hop ! »
« Un deux trois quatre et hop ! »
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On vit donc tous de consommation, d’habitudes et de préjugés ou d’envies envers ceux qui n’ont rien ou qui possèdent tout… Le capitalisme est partout dans les entreprises, il se nourrit d’une fausse démocratie où le peuple élit des gens qui ne font pas forcément ce pourquoi ils ont été élus, ou qui tournent en rond entre eux, se faisant payer grassement alors que le travail n’est pas égal en quantité de sueur, mais c’est une injustice acceptée par la société. On aura beau discuter et diminuer les paies des décideurs, les intellectuels trouvent toujours un moyen de contourner. Parce qu’ils ont le pouvoir, ils se permettent plus…
On aurait bien essayé de se révolter ou de comprendre pourquoi le système est ainsi et vouloir un peu le bousculer mais les décideurs sont protégés par leurs chiens de garde : la police et la justice. Ils mènent tout avec leurs liasses de billets, ils sont intouchables et nous, les prolétaires, ne savons rien de leurs affaires. Ce soir, je compte bien m’infiltrer et essayer d’en apprendre un peu sur ces hommes de la hiérarchie et leurs actions.
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« Un deux trois quatre hop »
« Enfin fini ! une journée de plus à ajouter »
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Je me dirige maintenant vers le bâtiment principal, j’ai un casus belli au moins pour entrer : je dois réparer une conduite au 32ème étage, juste en dessous des quartiers généraux. Doucement mais sûrement, j’arrive enfin au niveau des grilles de sécurité du bâtiment, des brutes de la police m’accostent : elles n’ont pas l’air d’avoir grand-chose dans la tête, aveugles et efficaces. Un simple contrôle et une demande sur la raison de ma venue plus tard, j’entre finalement dans le bâtiment.
En y repensant, la police et les représentants de la loi ont le sale boulot des politiques et décideurs : ils ordonnent et eux s’exécutent sans autre réflexion. Ils doivent faire respecter les lois, des plus sensées au plus idiotes, il y a bien sûr punition pour les transgresseurs. Ils doivent aussi nettoyer les révoltes et souvent réprimer les mauvais comportements à l’égard des décideurs. Faire respecter l’ordre est la valeur pure qu’ils défendent, mais ici, c’est l’ordre des décideurs qu’on veut nous imposer qui, lui, est toxique. Du coup, on accumule toute cette rancœur et rage, ce qui mène souvent à des éclatements par intermittence : manifestations, délinquance mineure, etc… Pourtant, des signes d’instabilité entre police et civils se font sentir mais n’ont guère l’air de faire trembler les décideurs. Chaque grain de sable lancé à l’autre camp mène inévitablement à de plus en plus de rage et de rancœur, qui ramènent elles-mêmes à des tensions plus vives et donc des débordements.
Les décideurs ont un certain goût pour instaurer des lois sans sens précis, souvent pour nous plumer… Ce sont souvent des restructurations économiques qui visent à perdre le moins d’argent public possible ou à en gagner. Ainsi, ils essayent de conserver au mieux l’argent disponible. C’est comme si la politique est présente sans l’être : elle dicte nos vies mais quand on a besoin de solutions importantes et drastiques, rien à nous mettre sous la dent, ou bien seulement un amuse-gueule qui permet de retarder le repas. Leur arme, c’est le temps, et ils s’en servent à bon escient… Ils font attendre les urgences pour le profit alors que les tensions se vivifient entre le reste des classes et surtout autour de ces urgences. Les retraites, les salaires, le climat de travail et plus encore… Tellement de questions qui nécessitent des réponses…
En arrivant sur le site de la panne, je sors mes outils comme d’habitude, regardant le tableau électrique, je prends ma fiche technique pour analyser et comparer.
Mais en y repensant, les décideurs, eux aussi, ne doivent pas avoir des vies faciles… C’est toujours aisé de penser à tout ce qu’ils ne nous offrent pas ou aux pourris qui volent les bons, mais il faut parfois endosser le masque du camp adverse. Après tout, ils ont tout à perdre en étant trop entreprenant : ils ne peuvent prendre des décisions trop drastiques, sinon ils perdent de l’argent. Moins d’argent donc apparition de problèmes économiques et crise dans un ou plusieurs secteurs, crise qui mène au final à des problèmes civils ou politiques. En somme, quoi qu’ils effectuent, ils doivent garder les chiffres en tête. C’est pour cela, qu’à mon humble avis, rien n’avancera tant que la politique capitaliste restera en place. L’argent est la chaîne qui bloque les décideurs pour prendre des décisions. Il est la base d’un système insensé qui vise simplement à rechercher un profit pour garder la population qu’on représente heureuse. Sans argent, nous ne sommes rien, nous sommes accros à la drogue qui nous empêche d’évoluer vers un système politique ou social qui contenterait presque tout le monde. Pour le moment, c’est le stand-by. On attend qu’ils se décident à faire le pas et, même si ce n’est pas facile, il faudra comprendre leur démarche drastique pour pouvoir avancer.
La panne réglée, je décide d’aller dans le bureau dédié aux archives et à l’observatoire. Je dois savoir ce qui s’y trame, c’est une obsession…
En ouvrant la porte, je réfléchis à toutes les choses à propos desquelles je relativise aujourd’hui : la société n’est pas que cynisme, mais elle est en péril à cause du culte du capitalisme. Après cette pensée, je me décide à rentrer… Dans cette pièce, un bureau avec un bouton en son centre regarde les deux fenêtres rondes. Des documents trainent sur le bureau et je me hâte de les éplucher.
La vérité est estomaquante, il n’y a pas qu’une entreprise comme nous, mais huit milliards environ. Toutes ces entreprises vivent comme nous, ou presque, leurs existences tournent aussi autour de l’argent pour une grande majorité de la population. Et Moi ? Je ne suis qu’une cellule, une partie intégrante du système tout comme eux. Ils sont contrôlés par des politiques qui sont maîtres, il y a une police et le reste de la panoplie de travailleurs, dont les prolétaires. Je suis dans une sorte de tour vivante, à la dernière des embouchures. Je… je ne sais quoi dire…
À ce moment, un garde, qui a certainement vu la porte ouverte, entre en trombe, il me voit, je n’ai que le temps que de me retourner, un flash, un son strident et suis touché… je lui murmure : « Tu ne faisais que ton travail, comme nous tous. Chacun aura un travail à accomplir pour le bien du peuple et le mien est terminé » … Il a l’air perdu mais j’espère qu’il comprendra.
Mes yeux se ferment, le noir m’appelle…