Je suis ingénieure en architecture et bio-mimétisme. Pour créer des systèmes plus économes en énergie ou en eau, ou pour inventer de nouveaux matériaux étanches, nous nous inspirons de la nature. Je trouve cela ironique qu’aujourd’hui, pour faire face au changement climatique, on se tourne vers la nature pour nous aider, après l’avoir mise en danger, s’être prétendu supérieur, avoir cru pouvoir la dominer et avoir ignoré ses mises en garde depuis deux siècles. Nous qui voulions l’exploiter au maximum, nous voilà contraints de faire preuve d’humilité et de l’observer pour nous sauver.
Enfin, une partie de l’humanité. La transition écologique n’arrange pas tout le monde. Mais on ne peut plus attendre. Alors, des groupes se sont formés. Une partie vit dans des cités écoresponsables et planche sur des solutions durables afin de maintenir une forme de confort. L’autre vit toujours dans les anciennes villes comme si de rien n’était. Et des deux côtés, l’autre façon de vivre est taboue. Parler de son ancienne vie si on a changé de camp ou laisser entendre qu’on va passer de « l’autre côté » est plus dangereux que de se jeter dans un bain de crocodiles affamés.
Je le sais, parce qu’avant de vivre dans le Nouveau Monde, j’ai passé toute mon enfance dans l’Ancien Monde (ou le Droit Monde, question de point de vue). Et des deux côtés, c’est horrible. J’ai fui un peu avant de fêter mes dix-sept ans. Ma meilleure amie, Wendy, avait fui quelques mois avant et je voulais tellement la rejoindre que j’ai décidé de partir. Si mon accueil s’est relativement bien passé, c’est grâce à elle. Elle avait acquis la confiance des Nouveaux, je bénéficiais donc leur protection par extension.
Il faut dire qu’à cause de leur haine réciproque, une guerre s’est déclarée. Les uns intoxiquent les plantes des autres pendant que les autres bloquent des voies circulations avec du lierre survitaminé. Un coup pour un autre.
Aujourd’hui est un grand jour. Je ne vais pas travailler au développement d’un toit en nénuphar. Non, je vais retourner dans l’Ancien Monde. Mais pas pour y vivre. J’y vais pour lui porter un coup. Les bombes de lierre sont prêtes. Nous aussi.
La première étape consiste à franchir les barrières. La nôtre ne nous pose aucun problème puisque nous savons parfaitement où aller. La leur est faite de grillage électrifié, mais avec les outils adaptés, on la franchit rapidement. Puis vient la ville, comme on l’a oubliée. Comme je l’ai oubliée.
Et perdue dans les odeurs qui m’avaient manqué – – ou au contraire pas du tout –, je repense à mes parents, à ma famille, à toutes celles et ceux que j’ai laissés derrière moi.
Je me reprends. Ce n’est pas la première fois que j’y repense. Mais c’est la première fois depuis onze ans que je suis aussi proche d’eux géographiquement. Je respire un grand coup et… pouah ! J’avais oublié cette puanteur ! Je me reconcentre sur la mission.
On se dirige vers le centre-ville. Objectif : le centre boursier. C’est lui que nous allons essayer de paralyser pour un moment. Déguisés en honnêtes habitants de l’Ancien Monde, nous passons inaperçus. Bientôt, l’architecture de ces vieux bâtiments se découvre à nos yeux. Je ne peux m’empêcher de rester un instant stupéfaite. Puis je me remets en marche. Grâce à des badges empruntés à des techniciens de surface, nous pénétrons à l’intérieur. L’architecte en moi ne peut s’empêcher, encore une fois, d’admirer ce qu’il a devant les yeux. Mais il n’y a pas de temps à perdre, alors je me secoue et suis mes compagnons vers les vestiaires. On revêt les combinaisons de service et on se dirige vers les escaliers. On se sépare. Je descends. Après avoir parcouru au pas de course quelques couloirs obscurs, nous arrivons aux panneaux de commande électriques. Je dépose précautionneusement ma végé-bombe. Lorsque mes compagnons me font signe, je l’active et remonte au rez-de-chaussée à la vitesse de l’éclair, ou presque. On se dépêche de se changer.
À la sortie, on est essoufflés et euphoriques à la fois. On se sépare par groupes de deux afin de ne pas attirer l’attention. Je cours presque sur le trottoir, excitée à l’idée de tout raconter à Wendy. Elle ne voulait participer à aucun casse. Peut-être arriverai-je à la convaincre, désormais ? On ferait une paire formidable ! Perdue dans mes pensées, je ne fais plus attention au monde autour de moi. Je suis en mode automatique, jusqu’à ce que j’entende une voix crier mon nom. Je me retourne. C’est ma mère.
Elle me reconnaît. Elle fond en larmes. Et je sens quelque chose se fissurer en moi. Je la rejoins. Elle s’accroche à moi. J’essaie de me détacher de cette étreinte oppressante, mais tellement familière… J’essaie de la rassurer, mais elle ne veut pas desserrer ses bras. Mon compagnon me regarde. Il hésite. Moi pas. J’enfouis mon nez dans les cheveux de ma mère et hume son parfum. Les larmes me montent aux yeux. Et j’éclate en sanglots à mon tour. Le monde disparaît. Il n’y a plus qu’elle et moi.
Quelques minutes plus tard, je sens d’autres gens. On me sépare de ma mère. Je proteste, je hurle, je me débats. Mais rien n’y fait. Mon compagnon a appelé du renfort pour me ramener chez moi. Chez moi. Je ne sais plus où c’est.
Je me réveille étourdie. J’ai un mal de crâne épouvantable. J’entrouvre un œil. Ne retrouvant pas mon environnement habituel, j’ouvre le second et m’assieds sur mon lit en sursaut. Le plafond a frôlé mes cheveux. J’identifie rapidement l’endroit où je me trouve. Une cellule. Et le plafond est simplement le lit du dessus. Réveil brutal. Un garçon me regarde depuis le côté opposé de la pièce. Il me salue, se présente comme Lionnel et me demande pourquoi je suis là. Je plisse le front pour me rappeler. Puis je lui explique brièvement et lui retourne la question. « Oh, moi ? J’ai embrassé un garçon. » Je le regarde avec des yeux ronds. On n’enferme pas pour un baiser non consenti. Et puis je comprends.
Deux garçons qui s’embrassent, c’est contre nature, selon certains. Et comme le Nouveau Monde promeut le retour à la nature sous toutes ses formes, l’homophobie et autres LGBTQ+-phobies ont librement court. Je lui demande quand est prévue son audition. « Dans quelques heures. Mais c’est foutu. Les jurés sont tous de vieux pourris. Je vais finir exilé pour un bout de temps. » « Exilé ?! » Il confirme d’un hochement de tête sec. L’exil est ce qui attend toutes celles et ceux qui « mettent en péril la société ». Entendez par là les handicapés physiques ou mentaux, ceux qui se révoltent et bien sûr, ceux qui ne vont pas assurer la survie de la race humaine. La communauté LGBTQ+, donc.
L’Ancien Monde a beau être plein de défauts, il y règne une certaine tolérance et une solidarité. En tout cas, les informations circulent rapidement, permettant une mobilisation quasi immédiate. Là où il aurait suffi de quelques images chocs et d’un partage pour mettre en lumière des drames, ici, on est réduit au silence. Un silence écologique, certes.
Nous discutons de mon cas et il fait ses prédictions. Comme il est juriste, il maîtrise nos lois, il a l’esprit clair et vif et analyse ma situation avec recul et pragmatisme. En réfléchissant, j’ai peu de chances de m’en sortir sans être exilée moi aussi. Ma loyauté à mon monde va être remise en cause et si je tombe sur un jury compréhensif, ce qui m’attend dehors sera un harcèlement constant. Je sais que je ne peux pas prouver mon innocence, surtout au vu du nombre de missions de reconnaissance que j’ai effectuées dans l’Ancien Monde avant celle-ci.
Lionnel me conseille l’exil. « Quand on embrasse un mec, on commence à regarder ce qu’il se passe quand on est exilé ! » lance-t-il avec un demi–sourire. J’esquisse moi aussi un demi-sourire devant la triste réalité.
Puis il m’explique tout ce qu’il sait à mi-voix pour ne pas qu’on puisse nous entendre. Il existe des camps d’Exilés. En théorie, la punition est de devoir se débrouiller tout seul, mais rien n’empêche de se rassembler pour survivre. Il n’y a aucune surveillance. Et même si les autorités savent probablement qu’il y a des rassemblements, elles préfèrent l’ignorer. On est littéralement lâché dans la nature avec quelques réserves de nourriture. Mais des communautés se créent. Les valides aident les invalides. Et plus la communauté grandit, plus on peut confier des tâches aux invalides. La plupart des valides défendent ouvertement la communauté LGBTQ+ ou ont montré un peu trop d’attachement à l’Ancien Monde. « Je t’attendrai », me dit-il, tournant sa tête vers sa jambe couverte de bandages ensanglantés. La pièce étant plongée dans l’obscurité, je n’avais pas remarqué ce détail. Mais c’est vrai que Lionnel était étrangement raide sur son tabouret. « Pas de problème, je t’aiderai. Mais j’ai encore une question. Qu’est-ce qu’il arrivera à ceux qui m’ont protégée ? »
Lionnel me demande de détailler un peu, puis il inspire un grand coup et se relance dans des explications, toujours en murmurant.
Pour Wendy, il vaut mieux que je prétende l’avoir utilisée. C’est comme ça qu’elle aura un minimum d’ennuis. J’espère que j’en serai capable.
Après une rapide rencontre avec un avocat, déjà convaincu de ma culpabilité avant même de m’avoir entendue, je cherche le sommeil, seule dans ma cellule. Lionnel est déjà parti en exil. Mes émotions et ma vie sont en vrac.
Je fixe Wendy, à l’autre bout de la cour. Nos regards se croisent. J’essaie de lui faire comprendre que tout ce que je vais dire après ne sera que pur mensonge. Elle a l’air de plus ou moins comprendre qu’il y a quelque chose qui cloche. Je détourne les yeux avant que quelqu’un ne remarque notre manège. L’audience commence. Les faits sont accablants. Ceux qui m’ont vue pleurer dans les bras de ma mère passent à la barre, tous ceux qui m’ont donné des missions dans l’Ancien Monde suivent. Puis c’est au tour de Wendy. Elle prend la parole et commence à me défendre. Je la regarde avec des yeux désolés puis je me lève brusquement. Et je lui hurle dessus, je lui vomis à la face ma pseudo-haine. « Wendy, ferme-la. Depuis qu’on se connaît, je te déteste. Je ne suis restée en contact avec toi uniquement parce que mes parents me le demandaient. Ça m’a d’ailleurs été utile, merci ! Et j’espère que là où j’irai, au moins, JE NE TE REVERRAI PLUS JAMAIS ! »
Je me rassieds et me tais pendant toute la durée du reste de l’audience. J’évite autant que possible le regard de Wendy. Je suis toujours silencieuse lorsqu’on prononce ma culpabilité et ma sentence.
Je suis exilée.
On ne perd pas de temps. Un sac contenant quelques denrées m’est apporté et on me pousse aux portes de la ville. Un officiel se tient devant la sortie et prononce un bref discours, que j’écoute d’une oreille distraite. Je cherche Wendy dans la foule de curieux. Je la trouve, un peu en retrait. Elle me lance un bref clin d’œil. Elle a compris. Je me retourne et lance un joyeux « Au revoir, bande d’homophobes ! » et m’enfonce dans les arbres.
J’avance droit devant, vers l’est. J’ai le soleil dans le dos. Au bout de quelques heures de marche, j’entends un bruit. Je me tourne vivement vers l’origine du craquement. J’imagine déjà un prédateur quand Lionnel se montre, appuyé sur un long bâton qui lui tient lieu de béquille. « T’en as mis, du temps ! »
Je lui jette un regard noir, en représailles pour la frousse qu’il m’a donnée. À la lumière du jour, il a l’air encore plus amoché. Je lui découvre de nombreux hématomes un peu partout sur les bras et la tête. Je prends son sac et l’accroche à mon épaule. On se remet en route en silence. On progresse lentement à cause de sa jambe passée à tabac. Il est rapidement essoufflé. Le soleil est déjà bas quand je propose de s’arrêter pour la nuit. Le temps de trouver un endroit pour se poser et d’allumer un feu avec l’amadou fourni, il fait noir. Je fouille dans mon sac pour nous trouver quelque chose de décent à manger. On se raconte deux trois trucs. Je lui demande si le garçon qu’il a embrassé l’attend quelque part. Il me répond que oui. Ils se sont donné rendez–vous dans le camp où il m’emmène. « Je ne savais pas que je serais en compote, sinon je lui aurais demandé de m’attendre ! » Lionnel semble toujours vouloir plaisanter sur son malheur, ce qui me fait relativiser le mien. On rit ensemble puis on s’endort près du feu.
Dès le réveil, on reprend notre marche. Heureusement, on est à la mi-saison, il ne fait ni trop chaud ni trop froid. Au bout d’une petite semaine, nous sommes épuisés lorsque nous apercevons enfin les premiers bâtiments du camp. On a mis beaucoup plus de temps que prévu, à cause de la blessure de Lionnel.
« Merci » me dit-il, à bout de souffle. « Sans toi, je n’aurais pas réussi. » « Mais je t’en prie. Sans toi, je vivrais dans un monde fermé d’esprit », je lui réponds.
Je respire un grand coup avant de franchir les derniers mètres.
Je peux enfin commencer ma nouvelle vie dans un monde engagé contre le réchauffement climatique et l’intolérance, et pour la liberté de l’information. Un monde qui me correspond…