Je la vois, elle arrive à toute vitesse. La mort me tend la main.
C’est un mardi, une journée ensoleillée, guère assortie à mon quotidien. J’habite avec ma tante dans la zone 15, autant dire une décharge. De nos jours, il n’y a plus de classe moyenne : on est riche ou on est pauvre. Pas d’alternative.
Je fais partie de la troisième génération chargée de nettoyer et de rebâtir le monde. Fortuné ou non, chacun fait ce qu’il peut pour aider la planète. Il n’y pas plus de place depuis longtemps pour les climatosceptiques.
À bien y regarder, le monde est aujourd’hui peuple de trois castes. Au sommet, les bobos écolos, omniprésents, et que je déteste. Arrogants, ils se vantent d’avoir installé un compost qui, au fond, les dégoûte. Si bien qu’ils paient des jardiniers pour tondre leur pelouse à l’aide d’une rutilante tondeuse rouge à essence. Et ce sont eux qui répètent que c’est grâce à eux que le monde guérira…
En deuxième position, on trouve les vrais écologistes. Ils sont peu nombreux, mais ils font correctement leur travail, cherchent des solutions opérationnelles, des sources d’énergie propres, qu’ensuite ils développement et financent. Ils mettent leurs moyens au service de l’environnement.
Mais s’il est bien joli de créer de nouvelles choses, il faut aussi se débrouiller pour réutiliser ce dont on aurait tendance à se débarrasser. C’est là que nous entrons en jeu, nous, les recycleurs, loin des regards. Personne ne nous voit, personne ne nous connaît. Peu de gens sont même au courant de notre existence alors que nous représentons plus de 60% de la population. Sans nous, la Terre aurait coulé depuis longtemps sous les déchets non recyclés.
Quand on habite dans une décharge, une seule loi s’applique : « premier arrivé, premier servi ». Ce qui ne nous empêche pas, nous recycleurs, de faire du troc par la suite. Nous vivons en autarcie sur notre territoire. Nous avons nos plantations, nos élevages et tous les mardis, une centaine de camions déversent les chers déchets de nos amis les consommateurs.
Chacun a sa place dans la chaîne de recyclage. Il y a d’abord les collecteurs, comme moi. C’est une mission qui requiert rapidité et sens de l’observation. Il y a ensuite les réparateurs qui doivent faire preuve de logique et comprendre la technologie. Dans ma famille, mon oncle tient ce rôle. Bien entendu, les réparateurs n’ont pas tous une formation technique ou scientifique, et nous collectons donc également les modes d’emploi. Il y a aussi les créateurs et les concepteurs. Ils s’occupent de tout ce qui doit être utilisé hors de sa vocation première. Par exemple, ils récupèrent des engrenages et les introduisent dans des lampes à gravité, pratiques pour faire pousser les cultures la nuit. Enfin, il y a les composteurs qui se chargent des déchets organiques, qu’ils convertissent en engrais, en combustibles ou utilisent comme objets d’expériences.
Des petites mains forment enfin une main d’œuvre sans qualification qui, par exemple, produit des fils de cuivre à l’aide de morceaux épars, recueillis un peu partout.
Ce matin, j’étais en train de me préparer pour la collecte quand ma tante est rentrée de sa garde de nuit des plantes de l’entrepôt, que nous gérons en commun avec certains voisins. Nous avons échangé quelques mots avant que je ne parte et elle n’a pas oublié de me rappeler que je devais ramener du « bon gibier », comme elle le dit si bien.
Je m’étais mis à marcher vers la seule porte officielle pour sortir de la décharge. Il me faudrait un bon trois quarts d’heure pour y arriver. Sur le trajet, en chevauchant les dunes de plastique, je repensais au jour où j’avais eu l’idée de créer une centrale hydraulique pour éclairer ce que l’on pourrait appeler la place centrale où nous organisons les marchés tous les mercredis.
En arrivant à la porte principale, il y avait déjà du monde. Plus qu’une heure à attendre les camions. J’avais une bonne planque.
Enfin, ce fut l’heure. Les portes s’ouvrirent, les camions déchargèrent leurs trésors et une fois partis, tout le monde se rua sur les objets de valeur comme les GSM en bon état, les TV, les consoles de jeux et même les moteurs de voiture. Et puis, seulement après, ce fut la pagaille. Tous les sacs furent déchirés et on vit tout de suite ce que les gens étaient venus chercher. Les agriculteurs prenaient souvent des déchets organiques, tandis que les concepteurs et les créateurs avaient chargé les leurs de réquisitionner les modes d’emploi et les objets qui paraissaient nouveaux – une partie des collecteurs ne venait que pour cela d’ailleurs – et puis, il y avait les réparateurs qui envoyaient chercher des pièces bien précises.
J’étais en train de rentrer après une bonne récolte – j’avais récupéré le micro-processeur que mon oncle voulait, beaucoup de matières premières et je m’étais même trouvé une paire d’écouteurs – quand tout à coup, je la vis : une voiture électrique qui n’avait rien à faire là. Lancée à toute allure, elle surgit sans un bruit de derrière un tas de détritus.
Je la vois, elle arrive à toute vitesse. La mort me tend la main.
Drôle de fin : moi qui ai fait du recyclage mon mode de vie, j’aurai été tué par l’écologie…