Sekai sursaute en entendant sa mère entrer dans sa chambre. Elle était plongée dans un profond sommeil. Il lui faut quelques secondes pour émerger.
— Lève-toi, on doit partir, lui crie sa mère
— Quoi ? marmonne Sekai.
— Lève-toi et habille-toi en vitesse, je t’attends en bas.
Elle sort aussi violemment qu’elle est entrée et part infliger le même traitement à son fils, Rei. Sekai, poussée par l’adrénaline et par un mauvais pressentiment, se lève et s’habille en quelques secondes. En descendant, elle trouve sa mère dans la cuisine préparant des tartines.
— Tiens, mange ça !
— Qu’est-ce qu’il se passe ?
— Ils ont lancé une bombe nucléaire dans la zone S.
— La S? Mais c’est de là que proviennent toutes nos ressources…
— C’est pour cela que nous devons partir. Il n’y a plus rien pour nous ici. Nous devons partir pour Mars.
— Mars ? Mais le voyage coûte une fortune !
— Nous n’avons plus le choix, Sekai.
Rei descend à son tour.
— Bon, avalez votre déjeuner. Ensuite, filez chercher des sacs et mettez-y tout ce que vous pourrez. Dans une demi-heure, on est en route ! Il faut qu’on arrive avant que tout le monde ait la même idée.
La jeune fille attrape deux tartines et se précipite dans sa chambre. Une demi-heure plus tard, Rei, Sekai et leur mère, sortent de la maison.
Dehors, c’est le chaos. Depuis quelques années, les catastrophes naturelles se sont multipliées, causant des dégâts considérables aux quatre coins du monde. La nourriture et les ressources, de plus en plus rares, sont devenues l’enjeu de nombreux conflits. Les contrées d’autrefois ont été découpées en zones contrôlées par des forces militaires. La planète étant devenue inhospitalière, décision fut prise de développer en urgence les voyages vers Mars, dans l’idée d’y installer une colonie.
En quelques années, la Nasa avait mis en place un service de navettes performant, et l’homme colonisa la planète rouge selon des principes respectueux de l’environnement, en harmonie avec les privilégiés qui avaient pu s’offrir le voyage. Ceux qui n’en avaient pas les moyens avaient dû trouver le moyen de survivre au jour le jour sur Terre.
*
En ce début juin, il fait 35° dehors, alors que le soleil se lève à peine. La chaleur est étouffante. Après une première journée de marche éreintante, Sekai et sa famille prennent la décision de ne plus marcher que de nuit, tentant de s’abriter à l’ombre et de se reposer en journée. Le voyage n’en est pas moins épuisant : dormir sous la canicule n’est pas simple, et souvent, des brigands tentent de les voler ou de les agresser.
Au cinquième jour, Rei, épuisé, gémit.
— On n’y arrivera jamais…
— Nous n’avons pas le choix, répond la mère. Si nous n’arrivons pas à temps, nous allons vivre l’enfer. Le prochain vaisseau pour Mars sera le dernier. Ensuite, le lien sera rompu. Ils vont nous abandonner. À leurs yeux, la Terre est désormais une cause perdue, un poids trop lourd à porter.
Le site de lancement se trouve à une centaine de kilomètres de leur maison. Après trois longues nuits de marche, le trio parvient à proximité de la zone de décollage. Ils ne sont pas les seuls à vouloir embarquer. Des milliers de personnes les ont précédés, dans l’espoir de pouvoir acheter un des billets encore disponibles.
À l’approche de la base, c’est le chaos. On s’entretue pour espérer se garantir une place. Même l’équipage n’a pas réussi à se frayer un chemin jusqu’à l’entrée. Les derniers privilégiés qui ont pu se procurer un billet ont tenté une traversée en voiture, mais ont été aussitôt bloqués et battus à mort par la foule.
Sekai, son frère et sa mère décident d’attendre en périphérie, à l’abri, dans l’espoir que les choses se calment. Après une semaine, tout le monde finit par comprendre qu’il faut laisser passer au moins les pilotes. Aux premières heures de la journée, la foule s’écarte enfin et forme un passage serré pour les membres de l’équipage jugés essentiels. Alors qu’ils s’avancent dans un silence tendu, une voiture déboule à toute vitesse. À son bord, une des personnes en possession d’un ticket. La foule entre dans une colère noire et se rue sur le véhicule. Sekai, qui s’était rapprochée pour voir le convoi, se trouve au milieu de l’agitation. Dans le charivari, une des pilotes reçoit un violent coup sur la tête et s’effondre. Tout le monde s’écarte dans un silence terrifié. Tout le monde sait que sans les trois pilotes, impossible de faire décoller la navette. Sekai fend la foule et crie:
— Laissez-moi passer, je m’y connais en médecine, laissez-moi la voir !
Sous le choc, personne ne réagit. Certaines professions, comme les médecins, sont devenus rares sur Terre. Dès les premiers vols pour Mars, ils ont reçu un ticket prioritaire. Là-bas, ils sont indispensables. C’est le cas du père de Sekai qui, en tant que chimiste, est parti cinq ans plus tôt, dans l’espoir de pouvoir ensuite facilement y faire venir sa famille. L’adolescente a hérité de son amour pour les sciences et a étudié le contenu de la bibliothèque paternelle. Elle s’agenouille près de la blessée et l’inspecte. Elle perd beaucoup de sang, mais il n’est pas trop tard pour la sauver.
— Enlevez votre t-shirt, demande-t-elle à un des autres pilotes.
Celui-ci s’exécute et Sekai noue une bande de tissu autour du crâne afin d’endiguer l’hémorragie.
— Allons à la base, il y a du matériel là-bas, dit le pilote torse nu en aidant à porter sa coéquipière.
La foule s’écarte et laisse passer religieusement le cortège. Une voix s’élève alors.
— N’oublie pas, petite, lance un vieil homme à l’air illuminé, les hommes n’apprennent jamais de leurs erreurs. Quoi qu’il arrive, ils voudront toujours plus que ce qu’ils ont.
Sekai se concentre sur la blessée.
Une fois dans la base, elle administre les soins nécessaires à la pilote et, dorénavant essentielle au vol, elle est acceptée comme passagère. Elle demande imédiatement à pouvoir embarquer avec sa famille, mais il est devenu impossible de retrouver sa mère et son frère dans la foule.
Beaucoup d’enfants et de femmes enceintes embarquent, les personnes de plus de trente ans sont refoulées, ainsi que celles présentant un handicap, quel qu’il soit. Jeunesse et force sont désormais les seuls passeports pour Mars.
Une semaine plus tard, la pilote s’est suffisamment remise de ses blessures pour prendre les commandes. Sekai n’éprouve que peu de satisfaction à faire partie du voyage. En partant, elle abandonne tout ce qui lui restait, en route pour une destination dont elle ignore tout.
Après un an de voyage, la navette arrive à destination. Partie bondée, les ressources ont manqué dans les derniers mois malgré un rationnement strict. Les passagers, les pilotes et l’équipage sont épuisés. La faim, les virus et le manque d’hygiène ont fait de nombreuses victimes. Tous ne rêvent que d’une chose : toucher enfin le sol de la terre promise.
Pendant l’atterrissage, la navette manque deux fois de s’écraser, mais finit par se poser tant bien que mal. Le voyage a marqué Sekai. Elle s’est imposée comme médecin de la navette et se dispose à présent à une nouvelle vie sur Mars, encore riche en ressources exploitables et où règne la paix.
*
Mily sursaute en entendant sa mère entrer dans sa chambre. Elle était plongée dans un profond sommeil. Il lui faut quelques secondes pour émerger.
— Il ne reste plus qu’une navette pour partir de Mars. On ne peut pas la rater. Il n’y a plus rien pour nous ici, lui dit sa mère affolée. On doit partir sur Pandora, c’est notre dernière chance.
Elle sort aussi violemment qu’elle est rentrée et va faire subir le même traitement à sa deuxième fille, Lyla. Mily, poussée par l’adrénaline et un mauvais pressentiment, se lève et s’habille en quatrième vitesse. En descendant, elle croise sa grand-mère qui, l’air grave, lui dit:
— N’oublie pas, ma toute petite, les hommes n’apprennent jamais de leurs erreurs : quoi qu’il arrive, ils voudront toujours plus que ce qu’ils ont.