Le monde a bien changé. Cela fait dix ans jour pour jour que les médias nous l’ont annoncé. On l’a entendu partout, vu partout ; à la télévision, à la radio, sur les panneaux publicitaires, dans les journaux… Tous affichaient la même chose : « Seul. Vivre seul. ». Ils ont pris cette décision sans consulter personne, eux, les politiciens et autres forces sur terre. J’étais dévastée, je ne comprenais pas leur décision. Je me souviens de leurs mots exacts : « Chers citoyens du monde, à partir d’aujourd’hui, ce jeudi 11 mai 2023, il est d’ordre de tout abandonner derrière vous et de partir seul. Quiconque sera vu accompagné, sera abattu sur-le-champ. Les usines, magasins, restaurants, cafés fermeront. Chers citoyens, vous allez apprendre à vous débrouiller seuls ; on ne peut plus compter sur personne. Vous avez une heure pour dire au revoir et vous séparer. ».
Je n’y croyais pas, je pleurais, maman aussi. Un message circulait dans la ville en décomptant les minutes. J’ai fait mon sac, dit à maman que je l’aimais et j’ai quitté la maison. Il restait quarante-cinq minutes. Je devais aller les voir avant de partir, mes amis depuis toujours.
En allant vers notre endroit préféré, j’observais les gens dans la rue, enfants qui se séparaient de leurs parents, magasins pillés. Voilà, j’y suis, notre endroit, le lac près de la forêt… On s’y baignait tous les étés. Je savais qu’ils viendraient avant de partir. Ils sont là, le regard livide, les yeux mouillés. C’est la dernière fois que je les aie vus. On s’est fait la promesse d’y retourner et de s’y retrouver dans dix ans.
*
C’est aujourd’hui, je dois y retourner. Je ne sais pas s’ils seront là, j’ai peur de voir ce qu’ils sont devenus. Ils sont peut-être morts…
Cela fait dix ans que je vis seule, sans parler à personne. J’en ai croisé des gens, des grands, des petits, des vieux, mais on ne s’échange pas de regards, pas de paroles ; nous sommes comme des fantômes. Au fil des années j’ai appris à me débrouiller : j’ai chassé pour manger, construit pour m’abriter. Ma cabane est modeste, il y a une pièce avec un matelas, de la nourriture et quelques babioles.
Je me suis réveillée ce matin en pensant à ce soir. Je ne peux m’en empêcher. Je vais les revoir… « On se retrouve ici, le 11 mai 2033 à 18 heures, ok ? ».
J’avais pris mon déjeuner, il était temps de me mettre en marche. Les heures passaient, passaient et je continuais de marcher jusqu’au lac. Après six heures de marches, j’y étais enfin ; il était 17h57. J’étais à la fois impatiente et terrifiée.
– C’est toi ?
Mon sang se glaça, la voix venait de derrière. Était-ce l’un de mes amis ?
– Carlos ?
– Salut Lily, ça fait longtemps.
– Trop longtemps…
Une 3e voix nous coupa.
– Carlos ? Lily ?
– Benny !
Benny a toujours été mon préféré, j’étais amoureuse de lui à l’époque. Nous nous sommes sauté dans les bras.
« Tu m’as manqué », murmura-t-il dans mon oreille.
Samuel et Néo sont apparus en même temps, suivi de Tammy, qui était ma meilleure amie.
Je n’en revenais pas. Ils étaient tous là. On s’est assis en rond et on a discuté pendant de longues heures, toute la nuit et la journée qui suivirent. On avait grandi, 10 ans étaient passés.
– Bon, les gars, qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda Samuel.
– Comment ça Samuel, tu veux dire quoi par là ?
– Ce que je veux dire, c’est qu’il y a 10 ans on a été obligés d’obéir à une règle sans même savoir pourquoi, et vous ne voulez rien faire ? Vous voulez continuer de vivre comme ça ?
Samuel a raison, on doit faire quelque chose. Comment s’y prendre ? Si les soldats nous voient ensemble, on sera finis, morts.
– Tu proposes quoi Samuel ?
– Si on arrive à rassembler un maximum de personnes, on arrivera peut-être à quelque chose. Ça prendra du temps. On devrait construire un abri pour se cacher.
Il est intelligent Samuel, mais j’ai peur. Si tout ceci ne servait à rien ? Cela fait 10 ans que nous vivons de la sorte. Plein de gens ont déjà essayé de se rebeller… En vain.
*
Voilà quelques jours que nous nous étions retrouvés. Les garçons chassaient et Tammy et moi commencions à construire l’abri. J’étais heureuse d’être avec eux.
J’aimerais pouvoir voir dans le futur, voir comment tout ça va se terminer, mais je ne le saurai jamais. Les soldats m’ont vue.