Quelque chose n’allait pas.
Ce sentiment l’avait envahi ce matin. Un bug dans le système. Une anomalie informatique indétectable si ce n’était ce sentiment étrange de changement. Comme si la palette de couleurs des paysages qui l’entouraient avait soudain pris une teinte fade et desséchée. Les traits, le tableau, la scène, tout était pareil. Mis à part le temps, qui avait fait son œuvre sans qu’il le remarque, changeant les couleurs et l’éclat d’autrefois par des teintes fanées. Plus il regardait, plus les craquelures dans la peinture semblaient évidentes.
D’ordinaire, chaque matin, il émergeait d’un bon sommeil réparateur. Les chiens de son adorable voisine aboyaient déjà : ils avaient faim. Il enchaînait avec une longue douche chaude et une tasse de café revigorante. Il franchissait son palier à huit heures précises, toujours reçu par les chaleureuses salutations de la femme. Il ne les entendait à chaque fois qu’à moitié car elles étaient toujours couvertes par les réclamations de chiens impatients et déchaînés. Il répondait toujours par un hochement de tête vigoureux, sachant pertinemment qu’elle n’entendrait pas un traître mot. Ces aboiements… Cette routine mise en place depuis il ne saurait plus dire quand, était comme une règle tacite à laquelle jamais ils ne dérogeaient. Ensuite, il se dirigeait vers le Délicieux Croissant, un café où il avait l’habitude de s’installer pour déguster son petit-déjeuner.
Pourtant, ce matin-là, le réveil fut pénible et le silence bizarre et lourd. Son corps, presque toujours plein d’énergie et de vigueur, s’était trouvé étrangement fatigué. Alors qu’il se levait, une pression inhabituelle envahit sa poitrine. Sa respiration s’en retrouva un peu saccadée. Ses pas ne le menèrent pas à la salle de bains. Il n’y prêta aucune attention. Il se répéta que ce n’était pas un peu de fatigue et quelques courbatures qui allaient gâcher sa journée. Il se dirigea par réflexe vers le percolateur. Une fois son café à la main, il attendit à la fenêtre. Ses yeux rivés sur l’horizon éclairé par le soleil, il fixa le tableau coloré de l’aurore avec un certain émerveillement. Comme si c’était la première fois. Qu’attendait-il ? Soudain, il se souvint : c’était bientôt l’heure. À cet instant, il remarqua enfin la tasse qui perdait de sa chaleur. Il fixa d’un air vide le liquide noir, révulsé par l’arôme amer qui s’en dégageait. Pourquoi ? Il en buvait chaque matin, non ? Cette pensée suffit à lui faire vider le récipient d’une traite, mais cela n’empêcha pas la vilaine grimace qui déforma son visage.
Lorsqu’il sortit de la maison, madame Bernard était déjà dehors, le sachet de croquettes pour chien à la main, comme à son habitude. Lorsque la dame l’aperçut, elle lui fit son salut quotidien. Ses lèvres s’étirèrent en un large sourire, gonflant ses joues et dévoilant ses grandes dents. Elle laissa échapper un distinct « Bien le bonjour, mon cher ! » auquel il répondit par un hochement de tête vigoureux. Alors qu’il allait poursuivre sa route vers la prochaine étape de sa journée, il s’arrêta. Bien que son cerveau lui fît remarquer l’absurdité de son acte, il demanda tout de même à sa voisine comment elle allait. Il ne savait pas ce qui lui avait pris, mais quelque chose l’avait poussé à parler.
Les mots eurent à peine franchi ses lèvres que ce douloureux sentiment l’envahit à nouveau. Sa voisine le regarda, le même sourire plastifié sur le visage. Ses rides étaient inchangées, figées. Lorsque quelques secondes de silence se furent écoulées, elle répéta d’une intonation artificielle : « Bien le bonjour, mon cher ! » Le malaise le submergea. Cela lui fit enfin prendre conscience du silence. Où étaient passés les chiens ? Il fut pris de violents frissons d’angoisse. Que venait-il de se passer ? Sans s’interroger plus longtemps, il se précipita vers le Délicieux Croissant. Un bon petit-déjeuner lui ferait oublier madame Bernard et son regard terne.
Il ne comprenait pas ce qu’il se passait. Jusqu’à présent, les jours s’étaient toujours succédé, redémarrant sa routine à l’infini. Les gens avaient toujours agi chaleureusement, lui semblait-il.
Leurs expressions avaient-elles toujours été si figées, dénuées d’émotion ? Leurs mots avaient-ils toujours sonné faux ? Aucune des personnes à qui il s’était adressé n’avait pu l’aider à répondre à ces questions. Elles s’étaient toutes contentées de répéter les mêmes phrases, comme des disques rayés. Comme si elles avaient été programmées pour refaire les mêmes choses en boucle. Personne ne semblait pas vivre. Tous ne semblaient exister que pour jouer un pauvre rôle sans se poser de question, sans fin. Comme le ferait un PNJ…
Ce n’était pas la seule chose inexplicable. Des objets, et même des personnes, s’étaient mis à disparaître. Où étaient passés les chiens de sa voisine ? Étaient-ils morts ? S’étaient-ils enfuis ? Dans ce cas, que faisait la voisine dehors à la même heure que d’habitude, croquettes à la main, accompagnée de son éternel sourire ? Aucune surprise, aucune tristesse, aucun désarroi, n’était apparu sur son visage. Juste cette émotion identique à toutes les autres.
Le Délicieux Croissant n’était plus là. Comment tout un bâtiment avait-il pu disparaître du jour au lendemain sans que cela ne dérange personne ? Pourquoi les clients étaient-ils juste assis en terrasse tandis que les serveurs prenaient leurs commandes ? Ils semblaient tous imperturbables…
Tout ici ressemblait au décor d’un jeu vidéo bugué.
Toutes les cellules de son corps lui criaient de s’en aller loin, au plus vite. C’est ce qu’il fit. Il prit son élan, courant le plus rapidement possible vers la première voiture qu’il vit. Il était prêt à forcer la porte si nécessaire. Ce ne fut pas le cas. La portière se laissa gentiment ouvrir. Il ne perdit pas de temps et s’installa sur le siège. Il s’agita dans tous les sens, cherchant désespérément les clés. Il n’y avait rien dans cette voiture. Aucune tache de café, aucun vêtement oublié sur la banquette arrière, pas un grain de poussière. Cela acheva de le terrifier. Il ne lui fallut qu’une poignée de secondes pour s’apercevoir que les clés étaient déjà dans le barillet. Il n’hésita pas et démarra en quatrième vitesse. Il ne voulait plus se poser de question. Mais alors qu’il voulait prendre un virage, le volant se bloqua et la voiture refusa de tourner. La panique l’envahit. Il regardait, impuissant, le véhicule foncer vers le mur d’un immeuble. Il ferma les yeux, sentant un dernier battement de son cœur bombarder sa poitrine, sans qu’aucun souvenir ne défile devant ses yeux.
*
Bip… bip…
Lorsque Raphaël Fontaine émergea enfin de son sommeil, il ne sentait rien. Il était allongé sur un lit ; tout était noir. Son corps était lourd et ses sens engourdis. Il n’entendait au loin qu’un léger bourdonnement, similaire au son étouffé d’un moteur.
« Où suis-je ? » pensa-t-il en premier lieu.
Il se rappela ensuite l’enchaînement des événements.
« Je suis à l’hôpital ? » se demanda-t-il.
Une fois ses oreilles ajustées aux sons, il put distinguer de petits bips qui rythmaient le bourdonnement. Plus les minutes – ou les heures, il ne savait plus trop – passaient, plus il entendait les pulsations ralentir. Jusqu’à ce qu’elles s’arrêtent complètement. Ce fut à cet instant que ses paupières se décidèrent à s’entrouvrir. Il tourna la tête vers la seule source de lumière que ses yeux réussissaient à capter.
Raphaël vit un ordinateur. Des dizaines de câbles en sortaient, certains reliés au lit, d’autres traversant le mur. Et il comprit.
Alors que tout le monde avait abandonné, il était resté. Il avait été l’homme parfait pour l’expérience. À douze ans à peine, lorsque la Terre était devenue un enfer, il avait été le dernier espoir. L’espoir que l’humanité vive quelques années en plus. Alors que pour tous les autres, plus un jour ne s’était ressemblé (le suivant toujours plus affreux que le précédent), il avait été le seul à vivre la routine. Il ne savait pas combien de temps s’était écoulé. Mais il était sûr d’une chose : c’était terminé. Le système s’était épuisé, la simulation s’était effondrée. Plus personne n’était là, et bientôt, il ne le serait plus non plus.
« Enfin » souffla-t-il, libéré.
Raphaël inspira et expira. Il profita avec satisfaction des odeurs de poussière et de béton de la vieille pièce. Il remua les doigts, serra fébrilement les poings. Il avala sa salive, goûta sa saveur, et déglutit. Il chantonna une petite mélodie restée dans un coin de sa tête sans qu’il sache vraiment d’où elle venait, et s’écouta la chanter sans grande harmonie. Il admira une dernière fois les lumières bleutées de l’ordinateur, puis ferma les yeux. Alors que les battements de son cœur ralentissaient progressivement, Raphaël sourit pour la première fois.
Il avait enfin vécu.