À la fin de mes études, j’ai reçu une proposition d’emploi dans une entreprise révolutionnaire située dans la capitale. Le concept : mettre en bouteille de l’air pur. Ces dernières années, l’air atmosphérique s’était tellement dégradé que le taux de mortalité augmentait considérablement. Malgré les sceptiques, j’ai pris cette opportunité comme une occasion parfaite de changer mon destin. Après mon affectation à Varsovie, mon ambition et ma soif de réussite prirent le dessus. Grâce à mon travail acharné et mon attitude exemplaire j’ai très vite décroché des propositions de plus en plus avantageuses et alléchantes contribuant à mon ascension dans l’établissement. J’occupais ainsi un poste haut placé, m’assurant une prospérité financière pour le restant de mes jours.
Il me restait donc à fonder une famille pour accomplir mon devoir de citoyen modèle. Après avoir eu recours à une demande obligatoire au Ministère des relations amoureuses, ils me trouvèrent la femme idéale. Aux antipodes de ma mère, Joanna était une jeune femme indépendante et pleine de détermination qui s’était toujours laisser dicter par sa raison et non par des sentiments superflus. La dernière étape imposée par le Dirigeant était la politique de l’enfant unique. Je dois avouer avoir feint le bonheur quand ma femme m’a annoncé la naissance de Jurek mais la règle était formelle : un enfant par famille, pas un de plus ni un de moins. C’est en construisant cet environnement parfait et l’arrivée de mon fils qu’un élément de mon passé, sans cesse, refaisait surface. Il se trouvait que moi aussi quelqu’un m’attendait quelque part dans la campagne profonde. Étant bien trop occupé par ma vie de businessman montant, je n’avais jamais pris le temps de rendre visite à ma génitrice. En vérité, j’ai eu trop peur de la laisser rentrer dans ma vie et de la voir bouleverser ce à quoi j’avais dédié toutes ces années.
Un matin, un coup de fil m’appris qu’un voisin avait retrouvé ma mère inerte sur le trottoir ; elle était morte quelques heures plus tôt d’une crise cardiaque. Entendant la nouvelle dans mon oreillette je ne savais trop comment réagir, comme si des années passées à réfréner toutes formes de sentiments quelconques avait anesthésié mon esprit. Par contre, mon corps bien éveillé exprimait parfaitement la gravité de la situation. Contraint de m’assoir, je sentais des tremblements du bout de mes doigts à ma mâchoire tentant de maîtriser mes palpitations avant que ma femme ne voie mon piteux état.
Je ne fus pas surpris de constater la présence de si peu de personnes à la cérémonie d’incinération. Les gens ne considéraient pas ma mère comme la plus saine d’esprit du quartier. Aussi accablant que cela puisse paraître, maman aurait voulu qu’au moins une personne la pleure pendant ses obsèques. Naturellement c’était une entrave au règlement, le deuil d’un proche doit toujours se faire sans effusions. Pour ma part, la première fois que j’ai assisté à une crémation j’ai peiné à retenir mes larmes, mais on apprend très vite avec le temps comment surmonter sa sensibilité. Ma mère était plutôt du genre à déverser sa tristesse ouvertement m’occasionnant plus d’une fois l’envie de disparaitre devant le regard méprisant des adultes. Je lui ai longtemps tenu rigueur de ce trait de caractère. Les autres enfants n’étaient pas très gentils avec moi, ne souhaitant pas tenir compagnie au fils de la singulière voisine.
Cet après-midi, je me rends une dernière fois à la maison de mon enfance avant qu’elle ne soit rasée, les maisons individuelles étant désormais interdites. Perdue au milieu de tous ces immeubles, nôtre bâtisse n’a pas changé avec ses horribles encadrements de fenêtre couleurs lavande, sa façade blanc cassé décorée abondement de motifs floraux démodés et sa clôture bancale servant d’unique séparation entre le jardin et la rue. Tandis que je pénètre dans la propriété, je remarque que malgré son âge avancé, ma mère n’avait pas perdu sa passion pour le jardinage. Tout se confond harmonieusement : la pelouse parfaitement tondue, les parterres composés de plantes vivaces variées, la petite marre d’eau miroitante,… Néanmoins mon regard revient sans cesse se poser sur le petit chêne au fond du jardin. Ce modeste arbuste à l’apparence banale a déclenché bien des soucis dans notre quotidien. J’avais 6 ans la première fois que j’ai surpris maman parler à « l’arbre ». À cet âge on ne comprend pas que ce n’est pas très normal. Mais, en la voyant habitée par cette immense tristesse qui la dévorait un peu plus chaque jour je soupçonnais qu’elle n’était pas aussi dérangée que le prétendaient les riverains.
Je franchis la porte un peu anxieux. Le parfum de vanille que ma mère avait l’habitude de porter flotte encore dans l’air, les murs s’en étaient imprégnés. Plus je m’enfonce dans la maison, plus une myriade de souvenirs me revient à l’esprit. Je me surprends à sourire à la vue d’une photo de nous deux un peu poussiéreuse posée sur le meuble télé en plexiglas fumé. Elle affectionnait particulièrement ce meuble, conservé dans notre famille depuis des générations. Il se revendrait surement une petite fortune aujourd’hui. Après quelques détours par-ci par-là, j’emprunte un étroit petit couloir où il m’était défendu d’aller enfant et débouche devant la porte grinçante de son atelier. À l’intérieur, je suis fasciné d’y trouver bon nombre de ses créations. Des pots en terre cuite de toutes formes, styles et couleurs m’offrent un spectacle visuel unique. Je laisse parcourir mes doigts à travers les étagères et, tandis que j’effleure la surface lisse et froide de ses œuvres, un frisson me parcourt le corps. Soudain, un bout de papier enfoui dans de vieux journaux empilés retient mon attention. Je l’attrape doucement veillant à ne pas faire tomber la pile et étudie ce mystérieux document. En le parcourant, je découvre avec stupeur son contenu. Mon monde s’effondre, ma vision de la réalité se floute comme si plus rien n’avait d’importance.
Il me faut trois secondes pour réaliser ce que je viens d’apprendre. Je me lève brusquement et sors en trombe en heurtant un vase qui se brise avec fracas sur le sol. Je m’élance hors de la maison pour rejoindre le jardin. En sortant, j’attrape la pelle rouillée appuyée contre le hangar à outils et me précipite au pied de l’arbre, je creuse encore et encore. Mes pensées se bousculent, sous le choc, la peine est si grande que je peux presque la sentir me parcourir le corps. Pendant une quinzaine de minutes, je retourne la terre dans tous les sens. À bout de souffle, quelque chose de métallique retentit. J’ai un moment de recul puis en regardant plus attentivement, je décèle les contours d’une boite cadenassée. Je l’observe un long moment avec appréhension et me demande si j’ai vraiment envie de connaitre la vérité. J’ai déjà ressenti des émotions si profondes durant cet après-midi, que je ne sais pas si je pourrais en supporter plus. Je me résous enfin à pendre l’objet. J’enlève les derniers résidus de terre pour révéler une épitaphe : « Ici repose mon fils adoré »… À cet instant, je suis partagé entre la colère et la tristesse. J’en veux au système de m’avoir empêché de connaitre l’existence de mon frère jumeau. Je n’ose imaginer la peine que ma mère a dû endurer et à quel point elle s’est battue pour garder ce lourd secret. Tant de questions se bousculent dans ma tête : A-t-il vécu quelques temps cachés à l’abri du gouvernement ou est-il mort-né ? Peut-être même que sa mort n’est pas accidentelle ? Malheureusement, je n’aurai jamais de réponses à mes questions. Par contre ce qui est sûr, c’est que je me détesterai éternellement de l’avoir laissée seule dans les derniers moments de sa vie.