Nous voici en 2035, et le monde va de mieux en mieux. Depuis une dizaine d’années, notre société a changé de mentalité. Cette révolution des peuples des quatre coins du globe contre la pollution et le réchauffement climatique a fait que depuis lors, nous nous concentrons uniquement sur nos besoins essentiels et sur le bien-être de notre planète bleue.
Aujourd’hui, il fait beau à Chamonix. Il a neigé hier, toutes les montagnes sont saupoudrées d’une fine pellicule blanche et le soleil brille de mille feux. J’adore cet endroit si calme qui est devenu mon lieu de vie. Cela fait dix ans maintenant que je vis mon rêve. Me réveiller chaque matin face à ces sommets en me demandant lequel je vais gravir aujourd’hui.
Comme chaque matin, je prends mon café et je file au bureau des guides de haute montagne rejoindre mon client de la journée. Nous allons faire un sommet à 3 600 mètres d’altitude dans le massif du Mont-Blanc. Lorsque j’arrive au rendez-vous, il y a beaucoup de monde devant le bureau, mais je distingue une personne âgée avec du vieux matériel rouillé et lourd. Je comprends vite que c’est mon client, mais il n’est pas comme je l’imaginais au téléphone.
– Bonjour, Monsieur, êtes-vous bien Richard ? dis-je, presque timidement.
– C’est bien moi, dit le vieillard d’un ton amusé.
– Enchanté, je m’appelle Bruno et je serai votre guide pour ces deux jours que nous allons passer en montagne dans le massif que vous voyez derrière moi, dis-je.
Richard, souriant et excité comme s’il découvrait la montagne pour la première fois, met son sac sur son dos et je prends ce geste pour un signal de départ.
Je mets mon sac dans le coffre de sa voiture et je m’installe à la place du passager. Je n’ai aucune connaissance dans le domaine de l’automobile, mais je constate, par l’absence de volant, qu’il s’agit de l’un de ces nouveaux véhicules qui roulent tout seuls, sans l’aide d’un conducteur. C’est assez effrayant, en définitive, et chaque tournant me donne l’impression que c’est le dernier de mon existence. Arrivés aux Contamines Montjoie après trente minutes de routes stressantes, nous abandonnons la voiture pour démarrer l’ascension vers le refuge des Conscrits, où nous passerons la nuit.
Durant cette montée, Richard me parle de la faune et de la flore qui pousse près de chez lui, de son quotidien. Je l’écoute à moitié, profitant de la vue devenant de plus en plus belle avec notre avancée. Après quelques heures d’ascension, il me parle de la montagne qu’il a vu se dégrader au fil des années.
Il me raconte que c’est la raison pour laquelle il n’est plus venu pendant vingt ans dans ce lieu qu’il a tant aimé. Aujourd’hui, à son retour dans cet environnement, il est émerveillé de revoir la montagne dans l’état où il l’avait connue enfant, c’est-à-dire en « bonne santé », avec les glaciers qui grandissent au lieu de rétrécir, de voir les écosystèmes se reformer et se rééquilibrer, de voir la montagne plus belle qu’il y a deux décennies. Je me remémore à cet instant tous les petits signes de joie que montre son visage depuis le début de cette journée belle dans tous les sens du terme et je comprends la personnalité de mon client. C’est un amoureux de la montagne, comme moi.
Dès lors, je parle à mon tour de ma vision de la montagne, similaire à la sienne, mais que j’ai besoin d’extérioriser. Je raconte ensuite mes débuts en montagne, comment j’ai découvert cet univers si particulier et unique. Il paraît fasciné lorsque je lui raconte mes semaines passées ici en vacances qui sont devenues ensuite des mois et enfin des années.
À un moment, il me pose une question qui me fait m’arrêter sur place, au milieu du chemin :
– Qu’est-ce que tu as fait pour aider la montagne et le monde face à la mentalité de la société, toujours plus enclin à la surconsommation, à la facilité et aux avancées technologiques qui nous faisaient oublier notre côté humain et notre solidarité d’autrefois ? me demande-t-il.
Je ne réponds pas tout de suite. Cette question est un bon résumé de ma vie qui défile en quelques secondes dans ma tête. Et là, un trou noir, je ne sais que répondre, je le regarde dans les yeux et je repars comme si de rien n’était. Le reste de la montée se déroule silencieusement. Dans ma tête, se répète sans cesse cette question sans que j’y trouve une réponse. Je cherche, mais en effet, je remarque qu’en aimant tellement ce lieu, je lui ai fait peut-être plus de mal que de bien. Étant jeune, je faisais beaucoup d’allers-retours entre la Belgique pour mes études et ma famille, et ici pour ma passion. À cet instant, j’ai l’impression d’avoir été une sorte de colonisateur de la montagne en voulant l’avoir seulement pour moi.
On arrive enfin au refuge des Conscrits, après plus de six heures de marche. Certes, mon client n’avançait pas rapidement, mais il me permet justement de mieux savourer l’instant et d’admirer les vues que je connais depuis mon plus jeune âge. Je rencontre quelques collègues guides avec qui j’en profite pour échanger plusieurs informations au sujet de l’ascension du lendemain. Je comprends vite que les conditions sont bonnes, mais que la météo se dégradera au fil de la journée jusqu’à avoir des orages en fin d’après-midi. Il faudra donc ne pas trop traîner demain, ce qui n’est pas le point fort de Richard. Je me couche avec ces inquiétudes qui partent ensuite pour laisser place à des rêves.
Je me lève quelques minutes avant que le réveil sonne. À force d’avoir passé des années avec des réveils entre minuit et quatre heures du matin, je pense que mon corps s’habitue à ces heures matinales. Je rejoins Richard ainsi que mes collègues au petit déjeuner. Ensuite, nous mettons les crampons et la corde et nous partons à l’assaut des Dômes du Miages. Je regarde ma montre, il est 4 h 30, l’heure à laquelle je voulais partir, c’est parfait. À l’inverse de sa rapidité pour avancer, le vieillard est très efficace lors des manipulations de cordes, ce qui prouve témoigne d’une bonne expérience de la montagne.
À l’instant où nous mettons le pied sur le glacier, Richard me dit :
– Ne faudrait-il pas allonger la corde entre nous deux pour anticiper le cas où l’un de nous tomberait dans une crevasse ?
Il a raison, sans compter que ce glacier est encore dangereux malgré l’arrêt du réchauffement climatique.
– Bien sûr, je lui réponds aussitôt.
La lumière du jour apparaît peu à peu.
– Nous voyons le sommet, dit-il.
– Effectivement, mais nous avons encore à bartasser avant de l’atteindre, ne perdons pas trop de temps ici, nous profiterons de la vue plus haut lorsque le soleil émanera sa chaleur sur nos corps.
Et nous repartons à ce rythme lent, mais continu, qui nous fait avancer pas à pas.
5 h 30 après notre départ du refuge nous atteignons le sommet. C’est, selon moi, l’un des plus beaux, si ce n’est le plus beau sommet des Alpes. À chaque fois que je me retrouve en haut de cette montagne, je me remémore ma première ascension de celui-ci lorsque j’avais dix ans. Je ne faisais pas le fier à l’endroit où nous nous trouvons aujourd’hui. Cela me fait rire intérieurement, je tourne la tête vers Richard et je vois son visage si souriant, si heureux, si jeune. À cet instant, en le regardant dans le fond des yeux, quelque chose se débloque dans ma tête. Je ne saurais dire ce qu’il s’est passé dans mon cerveau, mais d’un coup tout devient clair.
– Richard, dis-je sur un ton solennel, je l’ai, ma réponse.
Il me regarde incrédule, ne comprenant pas de quoi je veux lui parler.
– Quelle réponse ? De quoi parles-tu, Bruno ? me demande-t-il, toujours avec son sourire jusqu’aux oreilles.
– Je sais ce que j’ai fait pour aider le monde à changer, dis-je, heureux d’avoir enfin éclairci cette partie de ma vie.
– Et alors, quelle est ta réponse ?
– J’ai fait ma part et j’ai cru à ce changement de mentalité. Ce n’est peut-être pas grand-chose à l’échelle mondiale, mais c’est de cette manière que nous vivons et que notre vie en société fonctionne. Si notre planète est en bonne santé aujourd’hui, c’est grâce à tous ces gens qui ont fait leur part du travail pour faire cicatriser les blessures qu’a subies celle-ci. Je suis fier d’avoir été présent et surtout, d’avoir participé à tout ceci.
Il ne dit mot et, toujours avec sa joie de vivre, il contemple la vue. Le soleil était au rendez-vous.
– L’endroit idéal avec un temps parfait pour garder un souvenir de cette montagne.
J’acquiesce d’un signe de tête, je me sens comme apaisé et soulagé, je ne saurais dire pourquoi.
Nous redescendons dans la vallée juste avant l’orage et nous nous quittons, Richard et moi, aussi simplement que nous nous sommes rencontrés.
– Cette rencontre m’a apporté plus que je ne l’aurais cru, c’est pourquoi je te remercie, me dit-il. J’ai vu que tu as aussi compris des choses pendant ces deux jours, ne les oublie pas.
Ne sachant que répondre, je lui réponds timidement :
– Merci pour tout.
Quelques jours plus tard, assis à la terrasse d’un café face au Mont-Blanc, je lis dans un journal : « Suite à un arrêt cardiaque, le grand Richard, pionnier de l’alpinisme, ayant gravi les 14 sommets dépassant les 8 000 mètres d’altitude, est mort dans un sentier de balade en montagne. C’est un grand homme qui quitte la scène. »
Pendant dix minutes, je pense que j’ai fixé les sommets enneigés en me rappelant ce personnage atypique. Pour la première de fois de ma vie, j’ai rencontré une personne qui est tombée amoureuse de la montagne pour ce qu’elle est et non pour l’utiliser comme terrain de jeu ou comme objectif sportif. Il a fait des exploits qu’on ne découvrira jamais, je pense, mais l’essentiel n’est pas là.
Il ne pouvait pas terminer sa vie à un meilleur endroit. Et je me sens fier d’avoir connu cet homme humble qui m’a appris des choses que lui seul pouvait inculquer.