La date de péremption de Louma approche. Elle le sait, elle le sent. D’ici quelques jours, la puce électronique sur le côté de son oreille se déclenchera. En l’espace de quelques minutes, un poison mortel se répandra alors dans ses veines, et elle ne sera plus. Pourquoi ? Parce qu’il faut bien mourir un jour. Apparemment, c’est la réponse toute faite des politiques lorsqu’on leur pose la question. En attendant sa mort, la société prie Louma de bien vouloir continuer ses activités habituelles comme si de rien n’était. C’est pourquoi cette dernière se trouve couchée sur le canapé, plus par dépit qu’autre chose. La télévision est allumée, mais Louma ne voit même pas la publicité sur le dentifrice qui défile devant ses yeux. Elle est pensive. Elle vit les derniers jours de sa misérable existence, et c’est seulement maintenant qu’elle se rend compte que celle-ci n’a pas été très productive. Sûrement est-ce pour ça qu’elle va mourir si tôt. Parce qu’elle ne s’est pas montrée assez utile. « Maudit système de rendement », s’égosille Louma.
En 2075, cinquante ans plus tôt, le gouvernement avait pris la décision d’instaurer l’Efficiency System à cause de la surpopulation mondiale. Ses arguments pour justifier une mesure aussi radicale étaient nombreux, mais le monde avait mis quelques années à s’y faire, pour une raison d’éthique. Le principe de l’Efficiency System était simple : la population mondiale était déjà trop nombreuse, et il fallait la réduire. Par conséquent, quiconque ne contribuait pas au développement social et économique de la société en était supprimé.
Supprimé. Un bien beau mot pour dire tué. Louma a une opinion très claire sur le sujet. Ce système, c’est du meurtre. Rien de plus, rien de moins. Toujours est-il qu’en moins d’un an, la boucle était bouclée. Chaque homme, chaque femme, chaque enfant, et tous les animaux considérés comme domestiques furent équipés de la fameuse puce de péremption. Evidemment, un animal, était considéré comme inutile et ne vivait jamais plus de cinq ans. Même Louma, ancienne vagabonde, n’y avait pas échappé. Certaines personnes s’étaient crues plus malines que les autres, et avaient voulu s’enlever la puce manuellement. Elles en étaient mortes. La puce contenait des capteurs sensibles aux tentatives de retrait. Les informations que Louma connaît sur ce système et sur la puce, elle les a toutes comprises par elle-même, puisqu’elle n’a pas reçu d’éducation.
Le regard de Louma dérive sur Sylvie, assise sur le canapé d’en face. Sylvie est utile à la société. Une femme d’affaires, célibataire, qui travaille presque sept jours sur sept, avec un salaire moindre par rapport à la somme de travail qu’elle abat, ça rapporte beaucoup à l’État. Sans même connaitre sa date de péremption, Louma sait déjà que son amie vivra encore de nombreuses années. Bien plus longtemps qu’elle, somme toute. Une envie soudaine de se jeter sur son amie et de lui lacérer le visage la prend à la gorge. « Pourquoi elle ? Pourquoi elle et pas moi ? Je suis plus jeune qu’elle, bordel ! Je suis un être vivant moi aussi, je mérite de vivre. » Louma essaie de se calmer, mais elle n’y arrive pas. Elle se voit déjà griffer et arracher le cuir du magnifique canapé à 700 euros sur lequel elle se trouve. Elle se voit renverser la lampe sur l’armoire du salon, et elle se voit pousser de tout son poids la télévision sur le sol. Et peut-être qu’en faisant tout ça, elle trouvera une façon moins honteuse de mourir. Peut-être recevra-t-elle un choc électrique en voulant pousser la lampe, ou peut-être fera-t-elle une mauvaise chute et se cognera-t-elle à la tête à force de bouger dans tous les sens.
Mais Louma ne bouge pas. Elle n’a ni la force mentale, ni les capacités physiques pour pouvoir se tuer. Elle se contente de rester calme, en attendant que le poison de la puce se déclenche et fasse son effet. Sortant de ses pensées, elle surprend le regard de son amie posé sur elle. Une chose étrange se produit alors. Les deux femelles se regardent sans rien dire, sachant pertinemment ce qu’il va arriver à la plus jeune d’entre elles d’ici quelques jours. Le regard de Sylvie est profondément triste.
Elle sait qu’elle ne peut rien faire pour aider son amie à échapper à la mort. Tout le monde y passe, à commencer par les moins utiles au profit. C’est la loi. Mais Louma ne lui en tient pas rancœur. Elle sait que la femme d’affaires a déjà beaucoup fait pour elle. Beaucoup plus qu’elle n’aurait jamais espéré pour un cas comme elle.
Avant Sylvie, Louma n’était rien. Elle n’avait pas de famille, pas d’amis, pas de connaissances. Rien, le vide. Sa mère les avaient abandonnés elle et son frère jumeau lorsqu’ils étaient jeunes. Quant à son père, ses enfants n’étaient même pas encore nés qu’il était déjà parti voir ailleurs. Elle et son jumeau s’étaient débrouillés seuls pendant quelques mois. Ils avaient fouillé les poubelles, volé de la nourriture, et dormi dans des bâtiments à l’abandon pour survivre. Pourquoi ? Parce qu’il n’y avait pas de futur possible pour les êtres comme eux. Il n’y avait pas de logement, pas de réinsertion possible, pas de travail à accomplir. Ils étaient considérés comme inutiles. On aurait presque dit qu’ils étaient nés pour mourir. Cette situation n’était pas faite pour durer. Et de fait, elle ne dura pas. Le frère de Louma se fit percuter par une voiture. Il en mourut sur le coup. Il n’y eu ni funérailles ni cercueil Son corps fut récupéré, et jeté dans l’incinérateur public. Il y avait déjà trop de vivants sur terre pour que l’on se soucie des morts.
Louma avait alors erré sans but dans les rues. Personne n’avait voulu la recueillir. On avait même usé de violence et d’insultes envers elle. Peut-être était-ce à cause de sa couleur. Elle était noire, et même si cette sorte de discrimination était censée ne plus exister, ça posait toujours problème. On pourrait penser qu’avec l’évolution de la technologie et de la société, les croyances et les préjugés avaient disparu, mais ce n’était apparemment pas le cas. Comme quoi l’homme ne veut bien évoluer que lorsqu’il n’a pas à se remettre en question. Mais Louma avait la peau dure, elle avait tenu bon. Puis un jour, elle avait rencontré Sylvie. Au premier regard, Louma l’avait détestée. Talons aiguilles, chignon impeccable, et tailleur de marque. L’image même de la richesse et de l’abondance. Tout ce qu’elle haïssait. Elle n’aimait déjà pas beaucoup les humains en général, mais alors là…
Puis Sylvie avait fait quelque chose d’inhabituel. Quelque chose qui avait changé la donne. Elle s’était approchée, et lui avait parlé. Elle ne lui avait pas simplement parlé comme lorsqu’on parle à quelqu’un d’inférieur. Elle lui avait parlé d’égal à égal, droit dans les yeux. D’une voix douce, presque amicale, elle lui avait dit de venir avec elle. Et Louma l’avait suivie.
La vie de cette dernière était alors devenue beaucoup plus facile. Elle était passée de vagabonde à locataire, sans même avoir de loyer à payer. Beaucoup auraient aimé être à sa place et pouvoir vivre sous la tutelle de Sylvie, sans avoir à travailler et à trimer pour survivre le plus longtemps possible. Mais Louma n’en avait que faire. Elle n’avait qu’une obsession : sa mort imminente.
Puis, les journées avaient commencé à se ressembler. Réveil, déjeuner, télévision, diner, sieste, souper, télévision, coucher. Les semaines de Louma défilaient comme dans un film en avance rapide. Quant à Sylvie, elle travaillait et avait sa propre routine. La femme d’affaires et Louma avaient fini par se rapprocher. Après tout, elles avaient bien les parties réveil, déjeuner, télévision et coucher en commun. Elles étaient devenues amies mais ne parlaient pas. Du moins pas ensemble. Sylvie parlait. Mais Louma était muette et se contentait d’écouter les monologues de son amie sur son travail. Elle parlait d’expériences, de technologie, de laboratoires, et de tout un tas d’autres mots que Louma ne pouvait pas comprendre. Louma qualifiait donc son amie de femme d’affaires, mais n’avait absolument pas compris que celle- ci était en réalité scientifique et travaillait dans la recherche. Mais pour l’ancienne vagabonde, la différence entre les deux importait peu. Elles avaient leur routine, et c’était suffisant.
Et trois mois plus tard, rien n’a changé, se dit Louma, toujours affalée sur le canapé. Elle regarde l’heure sur l’horloge au-dessus de la télévision, et se dit que l’on approche de la partie coucher de leur fameuse routine. Sylvie se lève. Louma la regarde, et attend l’habituel signe de tête qui signifie l’heure de dormir. Mais il ne vient pas. La femme d’affaires se dirige seule vers le salon. Louma se concentre de nouveau sur la télévision, indifférente à ce soudain changement de routine. Puis Sylvie revient, mais d’un pas lent. Trop lent. La colonne vertébrale de Louma commence à lui piquer, ses poils se dressent, et ses battements de cœur s’accélèrent. Quelque chose cloche. Sylvie tient un objet dans sa main, et son regard semble s’excuser.
« Je suis désolée, mais c’est pour ton bien », dit-elle en s’approchant. Louma, morte de peur, tente alors de s’échapper du canapé, mais Sylvie se précipite sur elle, et lui plante violemment une aiguille dans le flanc droit. La vue de Louma se trouble. Elle aperçoit la seringue qui dépasse de son corps, et voit vaguement des larmes couler le long des joues de Sylvie. Puis c’est le noir total.
Ce qui réveille Louma, c’est la douleur à son oreille droite. Au début, c’est la seule chose qu’elle perçoit. Une douleur sourde et lancinante. Puis petit à petit, ses sens reviennent. Elle commence à entendre les battements de son cœur et à sentir ses membres engourdis. Une odeur de médicaments et de désinfectant lui agresse le nez. Ses paupières sont lourdes. Au prix d’un effort inimaginable, Louma ouvre un œil, puis l’autre. La surface en dessous d’elle est dure et froide. Elle est allongée sur une table d’opération. Des bruits de pas s’approchent d’elle. La douleur à son oreille se fait plus forte, et Sylvie entre dans son champ de vision. La femme d’affaires commence à lui parler, mais Louma n’écoute pas. Elle veut juste bouger, partir de cet endroit sinistre. Louma commence à s’agiter, mais le sédatif l’assomme encore et elle peine à se relever. Les paroles de Sylvie l’atteignent comme au travers d’une vitre, floues, confuses. Jusqu’à ce que trois phrases parfaitement distinctes se détachent des autres. Trois phrases qui changent tout.
« Tu es vivante. Tu n’as plus la puce et pourtant tu es vivante. C’est un miracle. »
Ce sont ces mots qui réveillent totalement Louma. La panique s’installe, et commence à peser sur tous ses nerfs. Louma se tortille, gémit, n’écoute plus Sylvie. À force de bouger dans tous les sens, elle finit à quatre pattes sur la table d’opération. Elle s’immobilise. Son reflet, comme figé dans le métal de la table, la regarde. Et elle le regarde en retour. Cependant, il y a quelque chose d’étrange dans son double. Il lui manque une partie. Une croute sanglante se trouve à la place de ce qui était son oreille droite. Plus d’oreille. Mais plus de puce non plus.
Louma réalise alors qu’elle est libre. Au diable les autres. Au diable la vie que l’expérience pratiquée sur elle peut apporter aux autres. Elle s’en fiche. Elle peut partir, vivre la vie qu’elle veut. Mais pour cela, il lui faut s’en aller maintenant. Avant que Sylvie ne l’attrape. Avant qu’elle n’en fasse son rat de laboratoire. Louma saute de la table d’opération, bien décidée à fuir. Sylvie essaie de la rattraper, mais n’est pas assez rapide. La table d’opération tombe violemment sur le sol, et Sylvie avec. Avant de sortir de la pièce, Louma jette un dernier coup d’œil à la femme d’affaires. Cette dernière ne se relève pas. Louma s’enfuit sans demander son reste.
Elle comprend rapidement que le laboratoire se trouve dans la cave, et trouve facilement son échappatoire par les portes que Sylvie a laissées grandes ouvertes. Pour sortir de la maison, elle utilise sa propre porte, que Sylvie avait fait installer quelques mois plus tôt. Elle se retrouve à l’air libre. Et elle court. Le plus loin possible de cette maudite maison, le plus loin possible de son ancienne vie.
Elle court tellement vite qu’elle ne se voit pas traverser la ruelle. Elle ne voit pas non plus la voiture qui se dirige droit sur elle. Et elle n’entend pas le coup de klaxon. Le choc est violent. Mais Louma ne sent pas la douleur. Elle est morte avant qu’elle n’arrive.
Une demi-heure passe, puis un petit garçon traverse la ruelle avec sa mère.
- Maman, demande-t-il en désignant Louma, pourquoi il y a un chat mort sur la route ?
- Parce qu’il faut bien mourir un jour, lui répond-elle. Avance, on n’a pas le temps.