Tic tac, c’est le bruit que fait le temps qui passe… Un tic pour te rappeler de vivre et un tac qui te ramène à la raison. Il suffit de démarrer au mauvais moment pour que plus rien ne sonne juste.
Tac tic, tac tic… C’est comme ça que mon temps s’écoule, à l’envers, en suspension. Ma vie se résume à attendre dans un purgatoire sans but ni liberté.
Il y a seize ans, je suis née… une minute et cinquante secondes : c’est la durée de toute mon existence.
On ne m’a laissé qu’un moment pour marquer mon passage sur Terre, un laps de temps qui évolue à travers les personnes qui m’ont chérie. Je me suis réveillée dix ans plus tard, seule, perdue et morte.
À ce moment-là, j’étais loin d’imaginer que je mettrais tout mon avenir en jeu pour écrire ces mots, mes mots.
Je sais que les vivants ne sont pas toujours très intelligents ; malgré tout, il y a une part de vérité dans leurs propos : le paradis et l’enfer existent…
À la fin d’une vie, toutes nos actions sont examinées, tout est pris en compte, le bien comme le mal.
C’est à ce moment-là que l’on passe notre test pour savoir où l’on va demeurer pour le reste de notre éternité. Chaque test est différent : certaines personnes peuvent revivre leur plus grande erreur ; d’autres, leur plus grande joie… On voit tout ce que l’on était et ce que l’on pensait être, jusqu’à ce qu’un côté nous choisisse. Paradis ou enfer ? C’est aussi simple que cela !
La seule chose à laquelle ils n’avaient pas pensé, ce sont les gens comme moi. Les gens qui n’ont eu qu’un temps infime dans le monde, un temps qui ne permet pas de faire ses preuves. Comment savoir si un bébé est un futur psychopathe ou au contraire, le prochain Prix Nobel ?
Leur solution a été de créer un endroit où on nous apprend à vivre ou plutôt, à simuler la vie. Entre le paradis et l’enfer, il s’agit d’un endroit neutre. Imaginez une ville qui ne contient que des appartements, quelques rues vides pour circuler entre les immeubles et du blanc, partout. On est censés y découvrir si on est du côté des bons ou des mauvais. Bienvenue au purgatoire !
Je me souviens de mon réveil au purgatoire, dans les moindres détails : ma respiration, cette sensation de froid dans ma poitrine. J’ai ouvert les yeux, une lumière m’a aveuglée et un bruit a résonné dans mes oreilles, un bruit constant qui résonne toujours aujourd’hui. Je me suis levée. Ma première réaction a été de me demander pourquoi mes jambes étaient si hautes et si puissantes. Je me trouvais entre quatre murs blancs, avec un lit, une armoire… Et une froideur que je sentais traverser mon corps. Mes pensées ont été arrêtées par une femme pénétrant dans la pièce. Elle était très grande, les cheveux courts, blonds. Sans aucune émotion, elle a prononcé ces quelques mots :
– Une Minute Cinquante, suivez-moi !
Qui aurait cru à ce moment-là que ces simples mots résumeraient mon existence ? Je l’ai suivie jusqu’à un groupe d’individus, on était peut-être vingt, un troupeau d’enfants marchant dans un couloir blanc, tout aussi froid que ma chambre. Il y en avait d’autres qui nous regardaient passer ; certains nous souriaient et d’autres nous regardaient avec tristesse ou peut-être avec désespoir. On nous a installés dans une pièce, assis devant un grand écran noir. Aujourd’hui encore, je vois mon reflet sur celui–ci et j’éprouve ce sentiment étrange mêlé de surprise qui m’a envahie lorsque j’y ai reconnu mon visage. Il était évolué, mes yeux étaient grands, mon nez et ma bouche plus petits, mais harmonieux.
J’ai commencé à comprendre que tout était réel. Ce moment a été interrompu par l’arrivée d’un homme qui nous a souhaité la bienvenue comme si l’on venait d’arriver dans le plus bel endroit de l’univers.
Il nous a expliqué que nous nous trouvions au purgatoire, un endroit où l’on allait vivre pendant six ans et où l’on aurait une vie parfaite. Des robots à notre disposition, une armoire remplie de vêtements, des technologies que les vivants ne pourraient même pas imaginer ; bref, tout ce que l’on désirait ! En tout cas, jusqu’à notre test.
Comme je vous l’ai dit, le purgatoire est censé nous préparer à ce test ; pendant six ans, on vit notre « vie » en accumulant des points qui nous aideront à gagner le paradis. Le but est donc de nous rendre parfaits, de gentils humains qui suivent toujours les règles et ne se rebellent pas. L’homme nous a aussi expliqué que morts bébé, nous avions connu le sommeil jusqu’à nos dix ans afin que notre corps et notre conscience soient aptes à comprendre le système et son importance. Je vous épargne les blablas sur les règles et les avertissements. Maintenant, il est temps que je vous parle de mon présent.
C’est ma sixième et dernière année avant mon test. Pour le moment, je suis dans la catégorie soixante, ce qui signifie que j’ai environ soixante pour cent de chances d’aller au paradis. Je sais pertinemment qu’une fois mon histoire racontée et mes pensées dévoilées, je perdrai des points… Selon eux, c’est important de savoir où l’on se situe dans la société, d’avoir des numéros, des chiffres qui résument notre vie ; cela permet un contrôle, une dépendance…
Dans quelques minutes, j’aurai seize ans : un jour de fête ! Et je vais passer mon test ! Ce test tellement attendu que je fais tout ce que l’on me dit de faire et que je reste immobile, silencieuse par peur des conséquences. Quand j’y pense, je suis jalouse des vivants, de leur liberté de penser, de leur capacité d’apprendre de leurs erreurs et de les transformer en force. Moi, je ne peux pas me le permettre…
Mais demain, tout va changer…
Je viens d’avoir un de ces moments de lucidité où, soudain, tout semble clair même si cela n’a aucun sens, un peu comme quand on comprend enfin les maths ! Je me suis rendu compte que toute ma vie, j’ai attendu mon test pour pouvoir aller au paradis et être enfin heureuse, parce que le paradis est un endroit pour les gens bien. Mais la vérité, c’est qu’aujourd’hui, je ne suis pas heureuse, alors pourquoi tout changerait-il demain, juste parce que je me trouverais dans un endroit différent ?
Toute ma vie au purgatoire, on nous a enseigné qu’en faisant de bons choix et en respectant les règles, on irait au paradis. Le paradis, l’endroit parfait, la maison parfaite, les gens parfaits, tout ce dont on a besoin pour l’éternité. Durant mon séjour ici, j’ai regardé les gens, leurs manières de penser et d’agir, tous influencés par notre société, tous différents mais identiques, au fond. Ils sont tous devenus cette image de l’humain parfait, dépendant des objets et de la technologie pour avoir ce sentiment de bonheur et l’espoir d’un bel avenir.
Il n’y a pas moins de dix minutes, j’étais comme eux, persuadée que mon but accompli me conduirait au bonheur. Mais je me rends compte qu’aller au paradis n’est pas mon objectif… que le paradis, cette utopie du monde parfait ne nous rendra pas heureux ! Non, c’est en étant soi-même, en faisant ce que nous aimons, en nous révoltant contre les choses qui nous rendent fous et en vivant aujourd’hui que nous y parviendrons.
Se projeter dans l’avenir, l’attendre les bras croisés ou se priver du bonheur pour atteindre cette perfection n’en vaut pas la peine. Le seul moment qui mérite d’être vécu, c’est maintenant !
Voilà ce que je viens de comprendre et je te livre mon message, à toi, habitant du purgatoire, peut-être que l’on se connaît ou peut-être que tu viens d’arriver. Je m’appelle Une Minute Cinquante, catégorie soixante et dans quelques instants, je vais passer mon test. Avant cela, je vais publier ce message, je vais me rebeller contre ce qui me rend folle et mes points vont baisser, je n’ai aucune idée de ce qui va m’arriver, mais peu importe ! C’est la première fois depuis longtemps que je ne connais pas mon avenir et ça fait du bien !
Je suis ici, assise à mon bureau, dans ma chambre blanche, entourée de ces murs froids. Dans quelques instants, j’appuierai sur partager : quelqu’un entrera dans ma chambre, ignorant que je viens de casser tout le système. On va gentiment me conduire à mon épreuve. Ce sera la dernière fois que je suivrai quelqu’un, la dernière fois que je marcherai dans ce couloir sous les regards des autres, la dernière fois que je regarderai en arrière et la première fois que j’entendrai… Tic… Tac…