“L’imagination imite. C’est l’esprit critique qui crée.” Oscar Wilde
Mars 2040, une terrible inondation menace la centrale électrique d’une ville lointaine. Sur place, des centaines de robots essaient tant bien que mal de canaliser toute l’eau. Il ne leur reste plus dès lors qu’une seule solution : faire appel à des humains. Ces êtres perdus qui manquent cruellement de liberté de penser.
Lydia se réveille en panique, alertée par l’alarme d’urgence. Le jour vient à peine de se lever. Pourtant la maison est baignée de toutes sortes de lumières colorées qui proviennent de la multitude de machines en sa possession. Elle appuie sur un bouton qui la conduit directement devant sa fenêtre. De là, elle observe ce qui se passe. Dehors, les gens se déplacent à pied en courant dans tous les sens. Pourquoi est-ce qu’ils n’utilisent pas les navettes pour atteindre leur destination ? Plus personne ne se déplace ainsi à l’heure actuelle, se dit-elle, étonnée.
Je connais Lydia depuis longtemps. Je l’ai vue naître et grandir et avant elle, ses parents et ses grands-parents. Bien que je l’aie nourrie, protégée et soignée, je n’ai reçu aucune reconnaissance de sa part. Au contraire, elle et tous ses pairs m’ont souillée, utilisée. C’est pourquoi, je ne suis plus aussi belle et pure qu’autrefois.
Sur le seuil de sa porte, Lydia fond en larmes. Son robot vient de lui apprendre une terrible nouvelle. La centrale va bientôt être complètement inondée et des milliers de machines aussi. Comme elles sont indispensables, il faut les sauver. Elle reprend ses esprits et décide d’agir. Si ces automates ne peuvent pas se protéger seuls, c’est elle qui le fera. Des yeux interrogateurs la dévisagent à travers les maisons tandis qu’elle marche seule dehors. En effet, en ce temps de crise, le gouvernement a recommandé à tous les habitants de rester chez eux. La centrale a été construite pour se réparer de manière autonome.
La pluie ruisselle sur son visage terni par le manque de soleil et sur ses cheveux d’un noir intense. Elle n’arrête pas de répéter que tout ce qui arrive est de ma faute et m’en veut énormément. Évidemment je ne lui réponds pas, car je suis consciente qu’elle a tout à fait raison. Elle comprendra peut-être un jour pourquoi je fais tout cela…
Lydia constate rapidement l’ampleur des dégâts dans la centrale. La moitié de l’entrepôt est remplie d’eau. Ce lieu n’a pas été fréquenté depuis des années, puisque les robots s’occupent eux-mêmes de leur propre entretien. Elle examine la situation et réfléchit à comment elle pourrait sortir de cette impasse. Il est hors de question pour elle de se passer des appareils électroniques, sa survie en dépend. Elle se sent tout à coup complètement impuissante et se demande même ce qui lui a pris de ne pas écouter les recommandations des experts.
Le lendemain matin, la situation ne s’est pas améliorée. Installée dans son lit, elle attend patiemment que son fidèle robot lui prépare son petit déjeuner et l’apporte dans sa chambre comme tous les matins. Il est bientôt 10 heures, néanmoins il n’arrive toujours pas. Inquiète, elle se lève et appuie comme à son habitude sur le bouton actionnant un mécanisme de transport. Soudain, elle se rend compte qu’il ne fonctionne plus. Jusqu’à cet instant, elle pensait qu’il n’y avait rien de plus fiable que ces objets métalliques. Nerveusement, elle commence à actionner tous les boutons à sa portée, en vain. C’est vraiment la goutte de trop, c’est précisément le cas de le dire ! L’eau a maintenant détruit le système de tous les engins électroniques. En effet, une grande partie des données qui permettait le bon fonctionnement des appareils connectés a été noyée cette nuit-là.
La veille, Lydia s’était résignée à rester tranquillement chez elle, mais la situation devenait insoutenable. Son monde s’écroulait : elle avait bâti tant d’espoir en toute cette technologie; actuellement elle savait qu’elle ne pouvait plus compter sur celle-ci aussi aveuglément. Elle-même n’était plus capable de ne rien faire seule, la plus petite tâche lui demandant l’assistance d’un quelconque dispositif automatisé. Désespérée, elle essaye de se remémorer la vie d’autrefois. Dans une vieille boîte, elle retrouve des photos de son enfance par centaines. Une antiquité, plus personne n’en imprime à notre époque, se dit-elle. À la vue des clichés, son visage apparait tantôt souriant, puis triste et mélancolique. Elle a oublié la sensation que procurent de vraies émotions.
Je me souviens si bien de ce jour où la ville entière fut bouleversée. Je suis encore très émue lorsque j’y repense. Tout a commencé par l’intervention de Lydia dans les rues. Elle interpellait à tue-tête.
“Nous devons sauver notre ville ! La centrale est en danger, elle ne va pas survivre”. Sa voix résonne sur les murs des maisons, seulement, personne n’ose venir la soutenir. Soudain, un citoyen franchit le seuil de sa porte, donnant le courage à d’autres d’effectuer la même action. Un groupe avec à sa tête Lydia se dirige vers la centrale située au cœur de la ville. Les habitants constatent les dégâts avec effroi, il ne reste presque plus rien. Ils voient l’eau qui s’infiltre peu à peu dans le système électrique. L’un d’entre eux trouve la solution : ils doivent construire un barrage. Un phénomène inédit se produit : les habitants communiquent soudain ensemble, développant ainsi un plan d’action. Toute la ville collabore, le barrage est mis sur pied en un temps record. Ils n’ont jamais été aussi efficaces, même lorsqu’ils avaient décidé jadis de construire la ville la plus moderne qui soit. Le travail accompli, des cris de joie fusent de partout, les gens inconnus quelques semaines avant, s’embrassent et dansent. Tout le monde semble heureux, à l’exception de Lydia. Elle ne sait pas pourquoi elle n’arrive pas à ressentir de la joie. Tant bien que mal, elle se mêle à la foule pour tenter de se persuader que c’est l’heure du bonheur. Soudain cette image lui revient en tête, ces photos regardées l’autre jour. Des souvenirs surgissent, elle se revoit enfant courant sur la plage, riant innocemment.
Après une prise de conscience à propos de la société dans laquelle elle vit, Lydia se place en retrait et prend la parole. Tous les visages convergent vers elle et observent son expression si grave. Elle se lance alors dans un discours improvisé : “Que nous est-il arrivé ? Je me rappelle qu’autrefois, nous vivions sans tous ces artifices. Comment est-ce possible qu’aujourd’hui le plus important c’est d’avoir des robots pour effectuer toutes nos tâches ? Nous ne pouvons plus nous en passer une seconde, et moi la première.” Du haut de ses 20 ans, Lydia regarde la foule étonnée et offusquée par ses propos. Soudain, des voix s’élèvent, elles réclament qu’on fasse taire cette fille. Sans prêter attention aux menaces qu’elle entend, Lydia se dirige vers le barrage fraîchement construit et fait une chose tellement inattendue que les habitants n’ont pas le temps de l’arrêter. Les gens hébétés ne réagissent pas durant quelques instants. Ils reprennent vite leurs esprits et se rendent compte de ce qui vient de se produire. L’ambiance joviale qui régnait des minutes plus tôt laisse maintenant place à une atmosphère lourde de reproches et de colère.
Lydia n’arrive pas à croire qu’elle vient de commettre l’irréparable et paradoxalement de tout résoudre. Cependant, elle se rappelle ce qui l’a poussée à commettre un acte d’une aussi grande ampleur. “Je ne regrette pas ce que je viens de faire, dit-elle en toute confiance. Au contraire, vous devriez me remercier, je viens de vous sauver”. Elle voit bien que tout le monde la dévisage, mais elle continue. “Vous ne vous rendez donc pas compte à quel point notre société est devenue dépendante de ces machines ? Il fallait que je le fasse pour le bien de tous. Nous devons absolument nous reprendre en main avant qu’il ne soit trop tard. Je ne me souviens pas avoir un jour été plus heureuse que durant ma tendre enfance lorsque je vivais réellement. On ne peut plus appeler vivre ce que nous faisons, car nous subissons juste notre existence. C’est pour cela que je vous encourage à réfléchir et à vous demander si tous ces gadgets sont vraiment indispensables.” Par ce discours, elle ne s’attend pas à changer les croyances de toute une population, elle parle surtout pour elle-même. Alors qu’elle s’apprête à recevoir un florilège d’insultes et de menaces, elle entend des encouragements. Bien qu’ils soient tous de nature influençables, beaucoup restent dubitatifs face à ses paroles. Mais d’autres convaincus songent enfin à la manière dont il vivent depuis des années.
Dès le lendemain, des habitants se mirent à construire une ville bien plus belle. La destruction du barrage avait provoqué des dégâts non seulement dans la centrale, mais aussi dans toutes les habitations. Les maisons furent rebâties sur des fondations aussi solides que les liens d’amitié qui se créèrent ces jours-là. Tout le monde n’adhéra pas à cette nouvelle vie ; il restait encore des récalcitrants. L’usage de la technologie ne fut pas pour autant aboli, au contraire elle était toujours présente. Toutefois celle-ci n’occupait plus une aussi grande place dans leur vie.
Je suis fière que Lydia ait compris le message que j’avais envoyé à sa ville, car je ne pouvais pas laisser cette situation durer éternellement. Elle m’a prouvé qu’il y avait encore de l’espoir pour elle et tous les humains. Quant à la suite ? Je ne la connais pas, car même si je suis la Terre : le futur reste encore à écrire en collaboration avec l’humain. Pourvu que certains et certaines ressemblent à Lydia…