29 octobre 2036. Dans deux jours, les enfants iront sonner aux portes pour dire : « des bonbons ou un sort ! » Les feuilles se font souffler par le vent de l’autre côté de ma fenêtre. D’un brun maussade, elles tombent dans la petite cour de l’immeuble. J’entends des cris. Je me lève de mon bureau, m’approche de la porte, l’ouvre et aperçois un couple qui doit avoir la quarantaine et tente d’empêcher les autorités de prendre leur enfant. Les autorités, ce sont des gens mystérieux. Personne ne sait rien d’eux. Ils portent des masques qui couvrent tout leur visage. J’ai des frissons dès que j’en aperçois un. J’ai si peur pour ma fille, Hélène, ma femme, Justine, et mon petit dernier, Paul, mais j’essaie de ne pas trop le montrer. J’ignore ce que nous réserve l’avenir, mais pour l’instant, il a l’air invivable. La terre devient noire : trop de pollution. Les magasins ferment, les gens du quartier meurent de plus en plus jeunes et les plus craintifs portent des masques et des combinaisons qui les englobent de la tête aux pieds. En quarante ans, je n’ai jamais vu ça. Je me calme en sentant l’odeur de poulet rôti dans laquelle est plongé l’appartement. Je ferme la porte et me dirige vers la cuisine. J’y retrouve les enfants déjà assis à table. Hélène se plaint d’avoir faim. Paul aussi, mais dans son langage d’enfant de trois ans qui ne sait pas encore très bien s’exprimer. Je m’assieds avec eux. Justine apporte les plats.
– Christophe, tu aurais pu m’aider ! Tu es toujours enfermé dans ton bureau, on ne te voit jamais !
Je rouspète et me trouve une excuse en disant que j’ai beaucoup de travail ces derniers temps. Elle me croit. La vérité, c’est que je ne veux pas leur transmettre ma peur en croisant leurs regards trop souvent.
Le poulet est trop chaud, mais je l’avale tout de même. Je ne me plains pas, Justine nous a préparé des haricots et je sais que les légumes se font rares. Pas de dessert ce soir. Tant pis. Je sors de table et vais mettre les enfants au lit. Ils me demandent une histoire, alors, je leur raconte celle du petit âne gris. Elle est triste, mais ils l’aiment bien. Une fois endormis, je quitte la chambre et me dirige vers mon bureau. Je croise le regard inquiet de Justine. Elle m’embrasse et monte se coucher. Je reste encore un temps à lire mon livre. Une heure ? Deux ? Je perds un peu la notion du temps ces derniers jours. Je m’allonge sur le lit où ma femme dort déjà à poings fermés. Je dépose mes lunettes sur la table de nuit et essaie de m’endormir malgré toutes les pensées qui bouleversent mon esprit.
00 h 06. Bam, bam, bam. Quelqu’un frappe à la porte. C’est une situation inhabituelle et pourtant, j’ai une sensation de déjà-vu. Hélène et Paul sont déjà réveillés et se précipitent dans mes bras dès que je me lève. Je dépose les enfants par terre, remets mes lunettes et descends les escaliers pour aller ouvrir la porte. Avant de tourner la clé dans la serrure, je me regarde dans le miroir. Sur ma joue il y a encore une trace de mon oreiller.
– Christophe Lapayre ? Ouvrez cette porte, s’il vous plaît.
Mon cœur se met à battre de plus en plus vite. Justine me rejoint et me demande ce qu’il se passe. Je n’ai pas le temps de lui répondre que la voix derrière la porte retentit à nouveau.
– Monsieur Lapayre ? Nous savons que vous êtes là. Ouvrez !
Je finis par entrebâiller la porte en tremblant. Ma femme me tient la main et je sens qu’elle est moite. Deux hommes se trouvent devant le porche. Je regarde de l’autre côté de la route et je vois cinq hommes habillés de la même manière. Les autorités.
– Monsieur Christophe Lapayre ? Est-ce bien vous ?
– C’est moi. Que se passe-t-il ? Si vous venez réclamer le loyer, je sais, je n’ai pas encore payé. Je le ferai dès demain. Vous savez, les temps sont durs pour tout le monde.
– Monsieur, calmez-vous. Il ne s’agit pas de votre loyer. J’ai ici une lettre du Président de la république qui annonce que vous avez été choisi pour la mission Oedipious 4. Vous allez être envoyé sur Mars et serez soumis à plusieurs tests. Nous passerons vous chercher à l’aube. Prévoyez une tenue de rechange et des affaires de toilette. N’emportez pas d’effets personnels, cela pourrait mettre l’expérience en péril. Vous serez accompagné par quarante–quatre autres personnes. Profitez de vos derniers instants en famille. Vous ne les reverrez plus. Aucune excuse ne sera acceptée. S’il faut employer la force, nous le ferons sans hésitation. Cette nouvelle vous déchirera probablement le cœur, mais souvenez-vous que vous allez probablement sauver la race humaine. Le gouvernement vous remercie pour vos services.
Les deux hommes repartent avec leurs acolytes. Je ne sais pas si je suis en train de rêver ou s’il s’agit de la réalité. Justine fond en larmes dans mes bras. Je la serre contre moi. Ce que je redoute depuis toujours va arriver dans quelques heures. Je me détourne de la porte et ferme les yeux : « réveille-toi, Christophe, réveille-toi ». Je rouvre les yeux : rien n’a changé. Les enfants descendent les escaliers en courant ; ils s’arrêtent net. Ils comprennent qu’un drame s’est noué en voyant leur mère pleurer.
Après une nuit chaotique, les autorités viennent me chercher. Je n’essaie même pas de résister. À quoi bon ? Ils me font entrer dans un van où on me prend ma carte d’identité avant de me demander de me changer. Mes anciens vêtements sont remisés dans un coffre. Quand il se rouvre, il ne reste que des cendres…
La voiture s’arrête. Si je vois bien, on arrive à la base de la NASA. On me bande les yeux avant de me faire sortir. Je sens qu’on me tient le bras. Une odeur d’essence nimbe l’endroit où je suis emmené. Je commence à entendre des voix. On m’enlève alors mon bandeau et une lumière violente me pique les yeux. Un groupe de personnes me fixe. Je les observe un à un. Une femme d’une trentaine d’années s’approche de moi.
– Bonjour, je m’appelle Mélanie. Bienvenue dans les quartiers de la république. Je suis ici pour vous accompagner tout au long de l’expérience.
Je hoche la tête. Son visage m’est familier, mais impossible de me souvenir où je l’ai déjà aperçue. Vingt minutes plus tard, on nous apporte un petit-déjeuner. Rien d’exceptionnel : des biscottes et de l’eau. Après cela, on nous emmène un par un dans une salle vide avec, au centre, un bureau et deux chaises. C’est mon tour. Une fois dans la pièce, j’entends la clé tourner dans la serrure. Bizarre. Un homme se tient derrière le bureau. Il est très grand, mais il ne m’impressionne pas outre mesure. Je crois que j’ai déjà vu des gens de sa taille.
– Numéro quarante et un ?
Je reconnais le numéro qu’on m’a attribué en entrant.
– Oui ?
– Vous n’êtes pas ici pour aller sur Mars.
– Pardon ?
– Vous n’irez pas sur Mars.
– Je… Je ne comprends pas.
– C’est simple : vous ne partirez pas pour Mars. La mission Oedipious 4 n’a jamais existé.
Non, non, non, non. Ce n’est pas possible, je dois être en train de rêver ! Les autorités ne feraient pas ça. Comment pourraient-ils me séparer de ma famille, me séparer du monde entier pour finalement avouer avoir menti ?
– Comment osez-vous ?
– Nous allons vous expliquer, calmez-vous.
– Comment voulez-vous que je me calme quand on me prive de ma liberté ? De ma vie…
– En réalité, nous ne vous avons privé de rien. Tout ce qui vous entoure n’existe pas.
– Vous croyez vraiment pouvoir me faire avaler ça ? Vous m’avez eu une fois, je ne vous laisserai pas recommencer.
– Monsieur Lapayre, tout ce que vous avez vécu jusqu’ici était une expérience. Vous n’avez jamais eu d’enfants, ni de femme. Tout est faux. Je sais que cela peut sembler déstabilisant, mais…
– Déstabilisant ? Vous êtes en train de me dire que je n’ai pas de vie et vous trouvez cela… déstabilisant ?
– Le but de notre expérience est d’observer les différentes réactions de l’homme face à la fin du monde. Grâce à vous et aux autres volontaires, nous savons comment procéder pour que cette fin n’arrive jamais. Vous avez vécu la journée de votre séparation avec votre famille vingt-quatre fois au total, et ce n’est pas fini. Demain, vous vous réveillerez à nouveau le 29 octobre 2036 et vous ne vous souviendrez de rien. Chaque fois, nous essayons d’améliorer la situation afin qu’elle soit la moins atroce possible. Nous allons vous laisser deux minutes seul afin que vous puissiez reprendre vos esprits. Ensuite, vous irez dans la salle d’expérience pour revenir à la case départ. Sachez que rien ici n’a été fait sans votre consentement.
Je ne trouve rien à redire. Soit je poursuis l’expérience et je reviens auprès de ma famille irréelle, mais au moins je suis entouré et heureux. Soit j’arrête tout ici et je retourne à la réalité du monde, où je suis seul. Je ne veux pas connaître une telle souffrance. Je me dirige donc vers la salle d’expérience. Une chaise m’y attend. Je m’installe. Tout à coup, je sens que quelqu’un me fait tourner sur la chaise et soudain, rien. Plus rien. Seulement le vide profond de mon esprit.
29 octobre 2036. Dans deux jours, les enfants iront sonner aux portes pour dire « des bonbons ou un sort ! ».