Je penche la main vers les couleurs qui me parlent instantanément. Le tableau doit être diapré et délassant malgré tout. Alors je cueille, je cueille des fleurs de différentes tailles, formes et nuances. Des coquelicots, des pâquerettes puis aussi quelques roses. Il n’y a qu’à moi que le décor importera, il n’y a que le décor qui importera. Il y a de la verdure à perte de vue. Pas une verdure élégante et nette mais une verdure atone et ternie, marquée par la vie et le passé. La végétation pousse au pied des fruits dissolus et s’allonge, me paraît-il, jusqu’aux premiers nuages. Je saupoudre ma chevelure affadie de pétales orphelins qui traînent à mes pieds nus et parsème quelques fleurs intactes dans ma robe. La robe se prête entièrement à l’occasion. Elle se fait entraîner par les bras dansant du vent, ne formant plus qu’un avec ces derniers et, sans tarder, s’évapore entre les rayons du soleil. C’est une robe insipide, elle me sert de toile vierge sur laquelle se dépeindra le paysage. Ce qui me tient à cœur, c’est que les fleurs ne se laissent pas emporter par le courant quand j’y mettrai les pieds. La profondeur de l’eau est moindre, surement que mon dos pourra sentir la boue qui s’est tassée au fond du fleuve. J’ai aimé, mais j’ai bien senti que ce n’était pas un sentiment réciproque. Non, au contraire, je n’ai rien senti de sa part. Peut-être un peu d’attention ou de reconnaissance m’auraient-elles suffi ? Je ne suis qu’un chapitre, les autres eux ont droit à un livre entier. Je ne m’en plains pas, les gens lisent quelques-unes de mes pages et puis rien. Il n’y a pas de fin à mon histoire, il faut basculer vers un autre chapitre pour poursuivre. Ça ne m’attriste pas, c’est ainsi. Je suis heureuse et torturée à la fois. Je sombre dans la folie. J’arrache la dernière page de mon chapitre. De cette façon, plutôt que d’avoir une fin névrosée ou pas de fin du tout, je laisse aux lecteurs de ma vie une énigme. Ça y est, j’ai terminé. J’ai fini la confection de mon bouquet, je le souhaitais déstructuré et désaccordé. Je le souhaitais vivant. Je m’assieds à l’abord du fleuve, seuls mes pieds échangent avec l’eau. Je suis posée sous un Saule pleureur qui fait de l’ombre au soleil et à mes pensées. Une main tient le bouquet, de l’autre j’attrape une branche de l’arbre et m’enfonce dans le fleuve. L’eau est plus profonde que ce que j’avais imaginé. Je desserre le poignet et peu à peu libère la branche, ce morceau de vie, de ma main. Ma robe prend l’eau et devient de plus en plus lourde. Je ne m’ébranle pas, je me laisse bercer par le doux ruissellement de l’eau. Comme des milliers de bras qui seraient venu brasser le fleuve. Puis moi, Ophélie, j’agrippe cette dernière page qui clos mon chapitre et je la déchire.
Apparait alors, sous le souvenir d’une page perdue, la lettrine d’un nouveau chapitre. La continuité d’une histoire dramatique.
Je suis seule confrontée à mes pensées. Ce n’est pas une fin, c’est une pause. Je mets sous silence, un bref instant, une passion ardente. Je prive sa flamme d’oxygène et la ravive juste avant qu’elle ne perde de sa lueur. À cet instant, je suis plongée dans une quasi-obscurité et d’un moment à l’autre la flamme s’embrasera, l’amour revivra. Je ne peux l’aimer comme il m’aime et il ne peut m’aimer comme je l’aime. C’est un amour inquantifiable que nous éprouvons l’un pour l’autre, bien au-dessus des notions d’égalités. Je suis l’humain et il est l’être. Sans lui je pourrais vivre, certes, mais pourquoi le voudrais-je ? Pourquoi voudrais-je vivre sans ne plus rien éprouver ? Car selon lui je varie, je suis heureuse puis je suis triste. Cet amour prospère, que nous éprouvons l’un envers l’autre, fait s’amplifier mes émotions. Je ne saurais pas dire pour lui, mais je l’espère car c’est une fabuleuse sensation. Bien longtemps j’ai tenté de faire exister notre passion dans l’accord de chacun, mais si je suis seule à musarder dans mes pensées c’est bien que cela a échoué. Il est triste d’en être arrivé là pour être libre d’être heureux. J’ai dû faire ce que je ne m’étais jamais accordé par principe, en faire souffrir pour notre amour. Notre amour, cet élan de pureté qui n’aurait jamais dû blesser. Mais moi sans lui, ça n’est plus rien. Nous avons des passés propres à chacun mais un futur commun. Nous sommes comme deux chapitres d’un même livre enfin rassemblés. L’histoire ne peut être que plus belle. Son chapitre est la suite de ma vie, mon futur, et je suis le sien. Je commence à sentir le poids de notre union épouser mon corps et sous cela, c’est mon propre poids dont je prends conscience. Je peux à nouveau frissonner d’une brise de vent frigide ou me régaler d’une somptueuse odeur éventée. En premier lieu, ce que j’aperçois en ouvrant les yeux sont les volutes taillées dans la pierre au plafond de cette chapelle souterraine. Je me relève à la force de mes bras encore engourdis et j’échange contact avec ma robe. Mon euphorie avait-elle dû masquer une tâche que je n’avais pas remarquée au coin de mes yeux ? Ma vision se trouble, je ne trouve nulle part la force de pleurer. Je ne peux me contenter que de crier de douleur. Mon galant s’est donné la mort. Le choc m’est tellement insupportable que mon âme et mon être sont morts sur le coup. Un son assourdissant s’évade de mon corps. En se donnant la mort, il a arraché la fin de son chapitre et par conséquent le début de notre histoire. Il a emporté dans cette tragédie nos deux récits. Il a tué notre amour en pensant qu’il n’y avait déjà plus d’espoir. J’ai privé notre flamme de son oxygène, il faut le croire, trop longtemps. Je n’ai pas le cœur à comprendre, les gestes deviennent machinaux. Je remplis mes yeux, une dernière fois, de l’impression que dégageait notre amour. Je pose un doux baiser sur son être et entrelace ma main dans la sienne. J’en retire le poignard. Il s’est ôté la vie dans la lumière, moi je le ferai dans l’ombre. Je ne fais que souffler davantage sur une flamme déjà éteinte. Grâce à lui j’étais Juliette, mais à présent je ne souhaite plus être. Avec elle, la flamme qu’était notre amour, a réduit en cendres le chapitre d’une histoire nouvelle.
Sous tout cela, il n’y a plus de pages. Plus de lettrine annonçant le début d’un nouveau récit. Il n’y a qu’une troisième de couverture rigide mal reliée au reste du recueil. Dessus, y est rédigée une courte biographie de la vie de Shakespeare. Illustre dramaturge et poète, aussi bien reconnu à son époque qu’à la nôtre. Et pourtant, il s’en est écoulé du temps depuis son époque. La panique commence à m’envahir. Ma faculté à être clairvoyante s’estompe, puis mes mains se mettent à trembler. Le mental, puis le physique. Il est évident que la sensation de caresser du papier était exquise, mais en valait-elle la sentence ? Je dois bien être la seule de ma génération à avoir eu cette chance. D’ailleurs, j’ai encore du mal à penser qu’un tel objet se soit retrouvé presque intact dans les décombres d’un désuet bâtiment. Je dois avouer qu’il m’a fait du bien de lire. Ce fut un événement qui rompit ma sempiternelle routine, seulement maintenant j’y suis replongé et de force. Je dois absolument songer à ce dont il adviendra de ma vie. J’avance hors de la clairière pour rejoindre les quartiers habités. J’ai emporté le recueil avec moi. Je ne pourrais concevoir que ces chefs d’œuvres littéraires sombrent dans l’oubli. La ville semble chaleureuse et nous donne comme un goût de liberté. Mais c’est à s’y méprendre, il y a de vieux gardes pour nous surveiller. En silence et cela depuis leur bureau, bien loin de notre petite ville autogérée. Je me mets alors à fendre l’air. S’ils doivent m’ôter la vie, ça ne sera certainement pas dans la mascarade qu’est cette ville. La promenade vers la résidence ne m’avait jamais paru si longue. Je me suis couchée sur mon lit. Je ne me suis pas changée, si je meurs cela sera dans le souvenir du moment le plus formidable de ma vie. Je veux rêver, comme si lire un livre nous était encore permis. Je sors de sous mon haut l’ouvrage et le sert contre ma poitrine. Contrairement à Juliette ou Ophélie, je n’ai nul courage d’être l’assassin de ma propre personne. Elles comme moi avons un destin bien tragique, mais elles et moi aurons au moins vécu une formidable aventure même si celle-ci menait inévitablement à notre perte. Je ferme les yeux, pense à Ophélie, pense à Juliette, à ces fleurs et à ces volutes, et soudainement me fige dans l’instant. Je peux sentir l’eau du courant remplir mes poumons et le poignard de mon galant me transpercer le cœur.