En cette matinée d’automne, il régnait sur le petit village de Cassis une sinistre atmosphère. Conformément aux prévisions météorologiques de la veille, un épais brouillard s’était répandu sur le hameau et ses environs. Seuls les phares d’une Porsche grise roulant à vive allure sur la route menant à la sortie du village brisaient l’obscurité de la brume. À son bord, Maxime, l’échevin des travaux de Cassis, était contrarié. Pas parce qu’un radar venait de flasher sa voiture, mais bien parce qu’il avait été réveillé par un appel porteur de mauvaises nouvelles émanant du contremaitre du chantier situé à l’extérieur du village. Ce chantier consistait à déboiser toute une partie de la forêt pour implanter à la place un gigantesque centre commercial. Hélas, l’opération de tronçonnage venait de subir un coup d’arrêt brutal, dû à la présence d’un vieillard qui s’était enchainé à l’arbre le plus massif du bois et qui exigeait de voir l’échevin des travaux, Maxime. Ce dernier, tellement occupé à fulminer sur cette affaire, ne se rendit même pas compte qu’il avait déjà dépassé le lieu du chantier. Il fit demi-tour un peu plus loin et vint se garer à côté de la voiture du contremaitre, une Ford verte à l’aile enfoncée. Maxime sortit et rejoignit immédiatement les ouvriers qui se tenaient groupés dans un silence pesant autour d’un chêne impressionnant. Il se fraya un passage parmi eux pour mieux voir ce qui se passait. Au pied de l’arbre était assis un vieillard recroquevillé sur lui-même. Ses vêtements étaient en lambeaux, il ne portait pas de chaussures et ses longs cheveux blancs et crasseux recouvraient tout son visage. Il était sale. Une longue chaîne en argent le maintenait attaché à l’arbre. Des éraflures sur celle-ci témoignaient de la tentative des ouvriers de la casser, visiblement sans succès. Maxime resta interdit devant ce spectacle et, quand une voix rauque l’appela par son prénom, il ne comprit pas tout de suite que c’était cet étrange personnage qui parlait. Prudemment, Maxime s’approcha de lui. Le vieillard dit alors dans un râle :
- Ne coupe pas cet arbre, il est habité par une nymphe ! Elle ne veut pas mourir, sauve-la !
Subitement, Maxime fut soulagé. Il avait eu tort de s’inquiéter, l’homme qui lui faisait face n’était qu’un vieux gâteux, un pauvre fou, sans doute un pensionnaire d’une maison de repos ou d’un hôpital psychiatrique, d’où il s’était échappé. Rassuré, Maxime déclara au vieil homme :
- Écoute grand-père, on va te ramener à ton hospice et tu vas nous laisser faire notre travail. Tu es peut-être attaché à ces bois, mais c’est dans l’intérêt du village de les abattre. C’est la seule façon pour nous de réaliser l’expansion économique que nous attendons depuis si longtemps, ajouta-t-il avec un regard rêveur.
Sans qu’il ne s’y attende, le vieillard agrippa la veste de Maxime, et pour la première fois leva la tête vers lui. Ce que Maxime vit alors le glaça d’effroi. Le visage de l’homme était ridé de toutes parts, sa peau fine laissait transparaitre ses os, mais le plus horrible était qu’à l’emplacement où aurait dû se trouver son œil gauche, il n’y avait qu’un trou béant, une cavité creuse dont les contours étaient maculés de sang séché. Le borgne ouvrit la bouche, et la même voix semblant provenir d’outre-tombe jaillit :
- Renonce à ce projet. Tu en as encore la possibilité. Mais, si telle est ta volonté, je partirai et je te laisserai faire ton travail de bourreau, mais je dois t’avertir que tu courras à ta perte si tu t’engages sur cette voie. Tu as le choix, que choisis-tu ? finit-il dans un souffle putrescent.
Maxime ne répondit pas tout de suite, il était ébranlé au plus profond de lui-même. La peur lui serrait la gorge. La vision de cette orbite vide le hantait. Alors qu’il était sur le point de céder, il reprit subitement ses esprits. Il ne pouvait pas fléchir devant ce qui n’était qu’un pauvre vieillard, il ne pouvait pas sacrifier son projet d’expansion économique simplement parce qu’un borgne lui demandait de le faire, il songea qu’il avait été stupide de croire un seul instant aux menaces que ce vieux sénile avait proférées. Lentement, il se dégagea de l’étreinte de celui qui lui faisait face et parvint péniblement à articuler :
- Je ne renoncerai pas !
À cet instant, sans que Maxime comprenne vraiment comment il fit, le vieil homme se détacha des chaines qui le retenaient à l’arbre. Il fixa longuement Maxime de son unique œil, comme s’il sondait son âme, puis il lui tourna le dos et s’en alla dans la partie encore boisée de la forêt en marmonnant, avec une voix cependant assez audible pour que Maxime puisse entendre : « Il peut toujours changer d’avis, et puis, il n’est pas tout seul. Gardons la foi. »
Maxime ne se soucia pas des énigmatiques paroles du vieillard, à vrai dire, il était content d’en être enfin débarrassé. Il regagna sa Porsche mais le contremaitre du chantier l’arrêta. C’était un homme grand qui parlait avec un fort accent bruxellois.
- M’sieur, commença-t-il, mes gars ne sont pas rassurés à cause du vieux. Ils en ont un peu peur et entre eux, ils pensent qu’il vaudrait mieux ne pas trop le contrarier.
Le contremaitre s’arrêta un instant, puis poursuivit avec une voix plus basse :
- Il y en a même certains qui disent qu’en réalité cet homme est un envoyé de Dieu.
Maxime était désemparé. Ainsi, ses propres hommes menaçaient de se mutiner. Il ne savait plus ce qu’il devait faire. Devant son regard perdu, le contremaitre chuchota :
- M’sieur, est-ce qu’on annule le chantier ?
À cet instant, Maxime faillit lui répondre par l’affirmative, mais abandonner le chantier signifiait aussi renier l’accord qu’il avait conclu avec les patrons du centre commercial qui devait s’implanter. Bien sûr, il le pouvait, mais il était tellement plus facile de rester là, à attendre que les choses se passent, sans casser ce qui avait été établi. Maxime ouvrit donc la bouche et s’entendit répondre au chef du chantier :
- Continuez à déboiser.
Il monta dans sa voiture et repartit en direction du village. Chose curieuse, il était presque midi, mais l’épais brouillard était toujours là. Maxime eut d’ailleurs l’impression qu’au plus il roulait, au plus la brume se renforçait, plongeant la route dans une noirceur nocturne que les phares de sa voiture semblaient avoir de plus en plus de mal à dissiper. Il avait hâte de rentrer chez lui. Il accéléra, accéléra et soudain, il vit une silhouette encapuchonnée qui se tenait au beau milieu de la route. Maxime appuya de toutes ses forces sur le frein et donna un coup de volant pour l’éviter, mais dans cette manœuvre risquée, il vint percuter de plein fouet le garde-fou de la route. Le choc fut violent, mais par chance, Maxime était indemne. On ne pouvait pas en dire autant de la voiture, l’avant était complément défoncé et les lumières chaleureuses qui séparaient Maxime des ténèbres extérieures s’étaient éteintes. Il faisait noir, complètement noir. Pourtant, l’échevin des travaux de Cassis ne paniqua pas, du moins pas tout de suite. Il prit son téléphone et, à l’aide de la faible lumière qu’il émettait, il sortit pour voir où était la personne qu’il avait failli renverser. Il inspecta minutieusement la route, mais il dut se rendre à l’évidence ; il n’y avait pas trace de qui que ce soit, le mystérieux individu qu’il était persuadé d’avoir vu s’était volatilisé. Maxime se préoccupa alors d’appeler un dépanneur, il déverrouilla son téléphone et se rendit compte que sa batterie était presque vide, alors qu’il était persuadé qu’elle était à son maximum lorsqu’il était reparti du bois. Affolé, il composa le plus rapidement possible le numéro de son garagiste. Maxime pria pour que ce dernier décroche rapidement. Le téléphone sonna une fois, mais la deuxième sonnerie ne parvint jamais aux oreilles de Maxime. La batterie était épuisée. À cet instant, il fut confronté à un autre problème : la dernière lueur qui lui restait était morte en même temps que son téléphone. Il était désormais dans le noir le plus total. Il commença à paniquer. Il entendit alors des craquements sonores autours de lui et, au-dessus de lui, une corneille se mit à croasser. La peur le gagnait. Tout à coup, Maxime sentit quelque chose effleurer son épaule, et il se mit à courir. Il courut le plus vite qu’il pût, mais après une centaine de mètres, il trébucha, il s’effondra sur le sol et c’est là qu’il les entendit. Les cloches de l’église sonnaient. Maxime crut d’abord qu’il n’était pas loin du village, mais sa peur se mua en terreur quand il reconnut la musique caractéristique du glas. Maxime tenta de se relever, mais une douleur fulgurante le saisit. Il se rendit alors compte qu’un liquide chaud coulait de sa cuisse. Il tenta de ramper sur le sol, mais la douleur l’arrêta. La souffrance se répandait dans tous ses membres, comme un venin mortel. Soudain, plusieurs oiseaux vinrent se poser sur lui, ils le regardèrent comme s’il était une proie sans défense et ils se mirent à le picorer en lui arrachant des morceaux de chair. Ils étaient en train de le dévorer vivant. Tandis que les oiseaux se repaissaient, Maxime hurlait et essayait vainement de les chasser, mais chaque tentative de sa part de les éloigner les rendait encore plus agressifs. Il sentait qu’il commençait à se vider de son sang. Il avait de moins en moins de force pour crier, il était persuadé qu’il allait mourir d’une lente agonie. Après ce qui lui parut durer des heures, il commença à sombrer, l’étreinte froide de la mort le serrait. Il tomba dans le néant le plus profond, il n’y avait plus que le vide qui l’entourait.
Depuis plusieurs minutes maintenant, Maxime voyait de la lumière derrière ses yeux clos. Il se demandait s’il était mort. Il avait peur d’ouvrir les yeux et de découvrir la réponse. Cependant, un violent éternuement à sa droite le poussa à regarder autour de lui. Il se rendit alors compte qu’il était dans une chambre d’hôpital. Il jeta un coup d’œil à son corps et vit que de longs bandages blancs entouraient les endroits attaqués par les oiseaux. Ensuite, il regarda sur sa droite, pour voir qui l’avait sorti de son sommeil et il fut surpris de voir le contremaitre du chantier en train de ranger un long mouchoir jaune dans sa poche. Dès que l’homme de chantier vit que Maxime le regardait, il s’exclama :
- Oh, bonjour m’sieur. Je suis content d’être le premier à vous voir éveillé ! Les chirurgiens ont fait des miracles vous savez ! Et puis vous pourrez remercier l’agriculteur qui vous a trouvé sur la route, sans lui vous seriez mort ! Et c’est quand même bizarre ce qui vous est arrivé…
- Qu’est-ce que vous faites là ? l’interrompit Maxime d’une voix lente.
Le contremaitre parut hésiter, puis répondit :
- C’est à propos des bois, m’sieur. Après votre départ, les ouvriers ont décidé de ne pas se remettre au travail. J’ai essayé de leur faire entendre raison, mais leur choix était fait. Et donc, ils sont repartis chez eux sans avoir coupé d’arbres. Alors, maintenant, il faut que je vous demande ce qu’il faut faire m’sieur.
Maxime le regarda longuement, puis il finit par soupirer :
- Les ouvriers ont raison, il faut les écouter, ne faites plus rien.