On est mardi, il fait froid. Je marche mais je ne sais pas où je vais. Loin de chez moi, ça, c’est sûr. Je me souviens vaguement de ma journée : Il y avait ce type complètement énervé qui voulait que je lui donne de l’argent pour euh… ah oui, le « loyer ». Et ensuite, ces messieurs en costume-cravate ridicules, ceux qui viennent chaque semaine essayer de me vendre de la cocaïne.
Bref, moi, je m’appelle Henri, je suis alcoolique et j’ai dû subir trois ans en centre psychiatrique pour cause de sur-intelligence. Oui, en 2050, les personnes sensées représentent une menace.
Je m’arrête sous un abri-jet désaffecté pour me rouler une cigarette, c’est toujours ce que je fais quand la réflexion me bouffe les entrailles. Une goutte de pluie tombe sur le bout de mon nez. Il me reste ça, la pluie, cette cascade coule du plafond de la Terre comme si elle voulait me tenir compagnie. J’ai tout à coup l’impression que nous sommes seuls au monde.
Je me lève, me redresse, torse bombé.
J’aperçois un panneau « Santa Monica ». Il y a exactement les mêmes centrales nucléaires que chez moi : un énorme bâtiment ayant la forme d’un sablier, crachant un nuage vert dans cet horizon plombé.
Je marche sans fin, je suis fatigué, je suis sur le point d’abandonner mais oh ! Là-bas ! Sur le bord de la colline ! C’est une silhouette féminine ! Mon cœur s’accélère. Pas après pas, mes mains deviennent de plus en plus moites.
J’arrive à ses côtés et, instinctivement, je m’assois. Je la regarde, assez embarrassé par le malaise que je viens d’installer. C’est bien une femme, le genre de beauté qui n’existe que dans les musées. Je remarque avec frayeur sa jambe de plastique.
Je prends une inspiration et, avant que je ne puisse prononcer le moindre mot, elle me salue. Elle se présente : Gaia. Je suis émerveillé. Elle me dit qu’elle me connait et me le prouve d’une manière qui me laisse sans voix : elle connait mon adresse, le prénom de ma mère et sait que mon père est décédé à mes trois ans. Tellement de questions me traversent que je sors donc mon tabac et ne lui en propose pas.
D’un coup, je lui demande comment elle va. Elle me répond que le vide la hante. De fil en aiguille, elle m’explique, développe, clarifie. M’explique tout le malheur que lui ont procuré ses enfants, développe sa tristesse et les causes de cette dernière, et clarifie pourquoi elle sait tant sur moi sans m’avoir vu une seule fois.
Elle se lève, me propose sa main bleutée de coups pour m’aider à me relever. Comment est-ce possible d’avoir tant de force ?
« Nous sommes tous les deux au-dessus de la plus haute falaise de la ville » me dit-elle.
Et, main dans la main, elle saute, m’emportant avec elle. Une fois au sol, les lambeaux de sa robe de soie se noient dans la brume du matin. Au moment où elle ferme les yeux, je vois, avec peine, le monde se vider.