-Vous allez mourir. Il ne vous reste que peu de temps à vivre.
Le verdict est tombé comme une enclume de la bouche du médecin. Aucune réaction ne s’en suit, mais une atmosphère pesante se fait ressentir dans le cabinet. Ils sortent de l’hôpital et marchent dans le parking. Il n’y a aucun échange entre eux. Dans dix minutes, le couple doit reprendre ses enfants à l’école. Faudra-t-il le leur annoncer ? Sur le trajet, l’homme et sa femme restent sans voix. Le ciel est gris au-dessus de la ville. Les trois enfants montent dans la voiture. Le silence persiste. Aucune parole, aucun regard. Au bout de quelques minutes, la cadette brise le calme.
-Alors Papa, tu as vu le docteur ?
Ses deux frères relèvent la tête, inquiets. Le couple se regarde. Ils ont les larmes aux yeux. Le père coupe le moteur, se gare sur le bord de la route et répond :
-Papa va mourir. Le cancer a gagné.
La nouvelle tombe comme une chape de plomb sur la famille. Le silence revient. Une larme coule doucement sur la joue de la fillette. Ses deux frères ont la même réaction. Personne ne parle. Personne ne se regarde. La voiture redémarre.
Le trajet continue dans un calme plat et lourd. Ils roulent pendant une trentaine de minutes avant que l’aîné, mal à l’aise, ne demande pourquoi ils ne sont toujours pas à la maison. En effet, ils devraient y être depuis au moins un quart d’heure. Le père répond :
-Je n’en peux plus de ce silence. La maladie règne à la maison depuis trop longtemps. Je ne veux pas passer mes derniers instants assis dans un canapé, comme un mort. Je veux vivre. Nous partons.
Il allume la radio. Une musique joyeuse en sort. Personne ne cherche à savoir où il les emmène. Ils lui font confiance sur cette route vers l’inconnu. L’atmosphère se détend peu à peu. Les tristes visages se décoincent progressivement. Le plus jeune commence à raconter sa journée. Les autres réagissent à leur tour avec leurs propres anecdotes. Ils reprennent en cœur les chansons qui passent, jouent aux devinettes et se racontent des blagues. Le silence qui pesait depuis des mois sur la famille laisse place à la parole et aux rires. Ils en oublieraient presque la maladie. Le ciel gris de l’après-midi se dégage à la tombée de la nuit. Cela fait ressortir les quelques milliers d’étoiles qui décorent la voute céleste. Les trois enfants s’endorment chacun à leur tour sur leur siège, les uns sur les autres. Ils ne sont plus à l’écart les uns des autres, isolés dans leur chambre comme ils avaient l’habitude de le faire. Ils dorment ensemble. La mère regarde ses enfants. Elle ne s’imagine pas encore à quel point ils vont la soutenir prochainement. Elle se remet de face et échange des regards tendres avec son époux. Le calme s’installe peu à peu dans l’habitacle.
-Je suis sûr que tu resteras cette maman parfaite pour nos enfants.
Elle fond en larmes. Elle sait que dans quelques jours, elle sera seule. L’amour qu’elle connaissait depuis son adolescence va disparaitre injustement. La mort s’apprête à lui prendre ce sentiment si précieux beaucoup trop rapidement.
-Tu es forte, combative et bienveillante. Et ils t’aideront ; nous avons des enfants extraordinaires. Vous avancerez ensemble sur le chemin de la vie.
Les larmes continuent de couler sur son joli visage, mais elle sourit également. Comme elle le faisait si bien auparavant. Cette expression qui a toujours séduit son conjoint. L’homme lui sourit aussi en retour. Ils continuent à parler. Elle s’endort à son tour après l’avoir embrassé. Le trajet se poursuit dans le calme solitaire. Le père pleure. Il arrête un moment le véhicule pour sécher ses larmes et prendre l’air de cette fraîche nuit d’hiver. Il redémarre mais rien n’y fait : toutes les émotions se mélangent. Il est triste de sa situation, confiant pour sa famille, reconnaissant pour sa vie, en colère contre la maladie.
Le lendemain matin, la famille toute engourdie se réveille face à la mer. Le soleil frappe faiblement sur les vitres du transport. Le père n’est pas là. Ils sortent du véhicule sans se poser de question et se dirigent sur la plage de galets et de sable blanc. Le temps est bon, il fait penser à une matinée de printemps. Le soleil a pris la place des nuages de la veille. Les enfants commencent à jouer. Ils s’éclaboussent et rigolent à trois. L’aîné montre à sa sœur comment construire un beau château de sable pendant que le dernier part chercher des coquillages pour le décorer. Les murs de galets résistent aux vagues. Leur œuvre commune ne faiblit pas face à la nature. La mère les regarde, assise sur le sable. Elle sourit. Le père les rejoint avec le petit-déjeuner. Ils mangent tous les cinq en regardant l’eau. Ils parlent, rigolent, s’amusent.
-Je suis fier de vous quatre. Vous allez remonter la pente, j’en suis sûr. Je vous aime.
Ils s’enlacent. Le plus jeune se relève. Il veut aller se promener dans la forêt qui se trouve juste à côté. La famille s’enfonce dans le bois de pins et de chênes. Durant la balade, ils tombent sur une petite crique où se trouve un phare rouge. Le père se déshabille et court dans l’eau. Son dernier enfant le suit en rigolant. Les autres hésitent un instant puis plongent à leur tour. La mer est froide à cette saison, mais l’amour qui les unit les préserve de l’hypothermie. L’aîné aide son petit frère qui a encore du mal à nager. En sortant de l’eau, la fillette fait un énorme câlin à son père et le remercie pour cette journée. Celui-ci la remercie pour cette vie. Le reste de la famille les rejoint et il leur dit la même phrase. Ils sèchent progressivement à la chaleur du soleil et se rhabillent. À la fin de l’après-midi, ils retournent tous sur la plage de galets en passant par la forêt. Le soir, ils s’asseyent sur le rivage et observent le soleil orange disparaître. Ils profitent de la vie, enfin. Ils sont heureux.
-La vie ne s’arrête pas lorsque le soleil se couche. Tous les matins, il se relève pour vous permettre de faire ce qui vous plaît. Amusez-vous et profitez de chaque instant, dit la mère à ses trois enfants.
Le père la regarde. Il est satisfait. Le plus jeune s’endort dans les bras de ses parents dès que le soleil a disparu derrière la mer. L’inoubliable journée l’a épuisé. Ils le sont tous, mais la virée improvisée leur a également redonné de l’énergie, de la force et du courage.
Ils remontent dans la voiture. La mère prend le volant. Une musique apaisante passe à la radio au moment du démarrage. Ils savent, tous les cinq, qu’à la fin du voyage, une nouvelle vie commencera. Ils sont apaisés et angoissés en même temps. Un nouveau voyage vers l’inconnu débute mais ils sont prêts à faire face à cette épreuve. La vie continuera.