« Poissons frais ! Saumon bien rose ! Crevettes pêchées en haute mer ce matin ! Venez déguster nos multiples crustacés et coquillages ! Truite fraiche de ce matin ! Poissons frais ! »
Je répète ces phrases une cinquantaine de fois par jour. En effet, je suis un modeste vendeur de poissons. Je possède un stand sur le port de Takaoka (une côte japonaise). Je hais mon métier mais n’ayant pas de diplôme, je n’ai pas beaucoup d’autres possibilités. Mon plus grand rêve serait d’ouvrir mon propre restaurant de poissons. Seulement, le salaire d’un marchand ne le permet malheureusement pas. Coté cœur, je suis toujours célibataire. Ce n’est pas dans des marchés puant la truite que je vais rencontrer l’âme sœur. En bref, ma vie est plutôt banale.
Ce mercredi matin à 7 heures tapantes, j’enfile mon tablier et me place derrière mon stand. J’observe la mer d’un air distrait, les vagues qui s’échouent sur le sable blanc. Je profite de la vue, je regarde la ville s’éveiller, les bateaux qu’on amarre.
Soudain, toutes mes caisses de poissons tremblent, tombent par terre, se brisent. Tandis que moi je tombe brusquement par terre. Je suis maintenant au sol parmi les caisses de crustacé. Mon cœur bat plus vite que le jour où ma copine m’a fait son coming out. (Je me souviens de ce jour-là, où elle m’a dit qu’avec moi, elle s’était rendue compte qu’elle aimait les filles…coup dur). Je regarde autour de moi : les gens sont au sol ou cherchent après leurs proches. Les plus futés se cachent en dessous des tables pour éviter de se blesser. Cette situation dure plus de 3 minutes, cela tremble et détruit tout. Je reste assis, un peu dans les vapes, je regarde l’océan Pacifique. C’est alors que quelque chose attire mon attention. La mer se retire à une vitesse de plus de 50km/h. Tout se passe si rapidement, une vague de plus de 15 mètres se forme, elle arrive à une vitesse fulgurante. Il faut que je quitte la côte… je prends mes jambes à mon cou et essaye de trouver un moyen de m’échapper de cet enfer. La vague grandit à mesure qu’elle se rapproche. Elle est menaçante, elle me fait horriblement peur.
…Soudain je suis immergé dans cette eau salée en mouvement…
Comment est-ce possible d’être toujours en vie ? JE SUIS EN VIE ! Je réalise que cette situation est totalement improbable ! Il faut que je réalise dans quelle sorte d’état je suis ! Je baisse la tête et là !.. Je n’ai plus de bras. Plus de mains ! Je secoue deux choses flasques sur le ventre. Des nageoires. Mon corps est rugueux au toucher et il est devenu verdâtre ! J’ai à peine le temps de réaliser que ce sont des écailles, que je sens 3 branchies dans mon cou ! Mes mains et mes pieds sont devenus des nageoires. Je ne sais plus quoi penser, interpréter, je dois rêver ! Je répète : Oh mon dieu, je suis un poisson ! UN POISSON ! Comme les vieilles truites que je vendais ce matin ! Comment accepter cette métamorphose en poisson ? Suis-je le seul dans cette situation ? Trop de questions mais aucune réponse.
J’observe autour de moi et essaye de me remémorer les événements… Un tsunami puis une transformation en truite. C’est sûr que cela m’aide à comprendre dans quel pétrin je suis. Je suis dans la mer depuis plus de 3 minutes, je décide de me concentrer… J’observe une chose horrible ; les gens tombent comme des mouches. Je veux dire qu’ils sont engloutis, leurs poumons se remplissent d’eau et ils meurent. Je suis tellement impuissant face à cette situation ! Depuis 5 minutes, je ne suis plus qu’un petit poisson de 30cm. Je vis un réel cauchemar… Et là je me souviens de ma vie avant d’être un poisson ! Où sont ceux que j’aime ? Où est ma petite sœur Kaori ? Il faut que je la trouve et la sauve à tout prix ! Je donnerais ma vie de fish-stick pour elle ! Je nage donc dans toute la ville cherchant une petite brunette de 7 ans. Je rentre dans ma maison (sous l’eau évidemment) espérant trouver une solution à une équation impossible ! Ma télévision est toujours allumée ! Elle fonctionne SOUS l’eau ! Tout cela est à ce point irréel que je ne me formalise plus des énigmes de ce genre. La tv diffuse les nouvelles. On parle bien entendu du tsunami qui a englouti Takaoka ce matin même. Je vois sur l’écran la tête de certains « disparus ». Heureusement, je ne vois pas le visage angélique de ma petite sœur. C’est alors qu’ils montrent les camps des rescapés. Et là, j’aperçois ma petite sœur à la télévision ! C’est elle, cette chère petite sœurette, saine et sauve ! Il faut que je rejoigne ce camp. Je suis sûr qu’elle comprendra, qu’elle me reconnaîtra. Il faut que je sache au moins si je peux redevenir la personne que j’étais. Il faut que je trouve les réponses à mes questions.
Je nage donc vers un rivage, espérant arriver avant que la tombée de la nuit. Quelques heures plus tard, j’aperçois le rivage. J’aperçois de l’espoir. Je me pose cette question. Donc, je vais enfin avoir la réponse : puis-je respirer hors de l’eau ? Est-ce que tout va se remettre dans l’ordre ? Je me rapproche de plus en plus et je vois une foule de gens : des enfants, des pères, des mères, des chiens, des chats. Je vais enfin savoir si je peux respirer hors de l’eau. Si je ne peux pas, je devrai trouver une autre solution même si je crains qu’il n’y en ai pas. Je nage jusqu’à ce que mon ventre touche le sable. Ma tête et mes nageoires sont maintenant à l’air libre. Et soudain ma vue se brouille et je ne vois plus clair. Oh mon dieu, je ne sais plus respirer. Je décide donc de retourner dans l’eau. Sage décision. Je glisse sur le ventre ainsi mes nageoires sont de nouveau en contact avec l’eau. C’est alors qu’une main humaine me happe, me sort de l’eau ! Je ne sais plus respirer, je bouge dans tous les sens mais sans succès ! Je regarde autour de moi et je suis bien dans le camp de rescapés mais je suis à moitié mort ! La main qui me tient est petite et féminine. C’est alors que j’aperçois son visage, son visage angélique… celle qui me tient, c’est ma petite sœur ! Celle qui va causer ma mort, c’est ma petite sœur ! Je me tortille dans tous les sens pour qu’elle me reconnaisse, impossible…Soudain, elle me lâche et j’atterris sur un grill brûlant. Et Kaori crie « Maman, papa à table ! »…
Je ne respire plus, je brûle, j’ai mal.
Au revoir