A : Trois coups de sonnerie à 6 heures 37 permirent à A de se lever. Ses pieds chauds se posèrent avec une légère hésitation sur le sol froid. A esquissa un frémissement mais se ressaisit vite. Il n’avait pas le droit d’être faible. Déjà 6 heures 38. A fila vers sa petite salle de bains, se dirigea vers la douche, la régla à 41 degrés et la laissa couler 1 minute et 6 secondes avant d’y pénétrer. Il passa ensuite 11 minutes à se laver à coups de frottements mécaniques. Le shampoing lui glissa doucement sur le visage, lui piquant les yeux au passage. À quoi bon l’enlever, il reviendra. Une serviette à la taille, A regarda le miroir empli de buée. D’un geste nerveux de la main gauche, il frotta la glace. A n’était pas grand, il n’était pas beau, sans être laid non plus, A n’était pas gros, il n’était pas colérique, il n’était pas magnanime, il n’était pas drôle. Il « n’était pas », en quelque sorte. A était plus facilement descriptible par soustractions.
B : Des voix lointaines résonnèrent, tirant B de sa torpeur, mais il n’arriva à discerner aucun mot. Il essaya d’ouvrir les yeux, sans succès. Ceux-ci semblaient hermétiquement clos. Alors, il abandonna, relâcha ses muscles et se laissa engloutir dans un sommeil sans rêve. Était-ce bien le mot « seringue » qu’il avait entendu ?
A : Après un café noir pris en 3 minutes 42, A se prépara à partir travailler. C’était le moment quotidien où A cherchait ses clés de voiture. Il faisait partie de ces rares personnes qui disposaient encore d’une voiture comme « avant », une voiture que l’on peut conduire. Les clés de sa petite citadine verte retrouvées, A se glissa sur le siège conducteur. Il faisait froid en ce 17 novembre 2036. Au rythme de sa respiration, sortaient des nuages de vapeur. A jeta un œil dans son rétroviseur, ajusta ses lunettes et démarra en direction de l’école.
B : Cette fois, son réveil fut plus doux, comme s’il s’était réveillé naturellement. B n’entendait que le bruit du silence autour de lui, aucun souffle autre que le sien ne résonnait dans la pièce. Il était seul. C’était peut-être ce qui lui permettrait d’ouvrir légèrement les yeux, la solitude. Les yeux entrouverts, il put constater qu’autour de lui, tout était blanc. Du blanc à perte de vue. Un homme apparut face à B, son visage s’approcha du sien jusqu’à ce que B puisse voir la couleur de ses yeux. Bleus. Voilà longtemps que B n’avait pas pu mettre d’image sur ce mot, longtemps qu’il n’avait plus vu de bleu. Il n’en vit pas très longtemps car déjà, une lumière vint l’aveugler. Cet homme examinait ses pupilles à l’aide d’une lampe-stylo. B voulut crier, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Il voulut reculer, mais c’était comme si son corps ne lui appartenait plus. Où était-il, qui était-il ? L’obscurité l’envahit.
— La dose n’est pas assez forte, qu’il se réveille sans arrêt ? demanda une voix de femme avec de l’assurance dans le ton.
— Il ne peut recevoir une dose plus forte que celle qu’il a déjà reçue, au risque d’y rester, répliqua une voix fébrile appartenant à ce que B prit pour un homme d’âge mûr.
— Apportez-moi le dossier de Pete Fearman et faites en sorte que ce genre de situation ne se répète plus, ajouta un troisième personnage. Sinon, je serai contraint de prévenir la juge que…
B n’en apprit pas davantage, il sombra, mais il avait quelque chose à se mettre sous la dent : son nom.
A : Il s’était garé devant la cour de récréation. Le vent soufflait, faisant virevolter les feuilles jaunies par l’automne, emportant dans leur course le chapeau de monsieur Corteur. A aimait observer, il aimait voir qu’avec ou sans lui, le vent soufflait, qu’avec ou sans lui, le monde vivait. A sortit de sa voiture, et n’eut pas le temps de refermer sa portière qu’un coup de vent le fit à sa place. A traversa la cour de récréation, entra dans le bâtiment aux murs vétustes. Il passa devant la salle des profs, monta les escaliers quatre à quatre et entra dans son bureau. Dos à la porte, A poussa un long soupir. L’étiquette « directeur » scintillait sur son bureau. Il avait été faible. Combien de temps s’était-il écoulé ? 22 minutes ? 27 ? Peut-être 31, il avait perdu un temps considérable. Il savait pourtant que s’il ne voulait pas se faire prendre, il devait maîtriser le temps, pour se maitriser, lui.
B : B s’était réveillé les yeux grand ouverts. Il voyait l’endroit où il se trouvait plus clairement qu’auparavant : une pièce aux murs blancs, aux meubles blancs et aux humains vêtus de blanc. À peine était-il conscient qu’une voix stridente s’était écriée :
— Regardez-le, bon sang ! Il a encore repris connaissance, je n’arrive pas à croire qu’en 2052, vous soyez incapables d’administrer la bonne dose de somnium.
C’était la même femme à l’air suffisant qui s’exprimait et B se demandait combien de temps s’était écoulé depuis qu’il l’avait entendue la première fois.
A : A tapota le côté de ses lunettes et l’heure s’afficha devant ses yeux. Il était 8 heures 23 minutes et 59 secondes. A s’affaira derrière son bureau, rangea ses dossiers par ordre alphabétique pendant près d’une heure et 34 minutes. Dans 15 minutes, l’heure de la récréation sonnerait et A savait qu’il ne tiendrait pas. Il recommença à classer ses dossiers, par couleur cette fois. Dans 37 secondes, la sonnerie retentirait, sa tête exploserait. Comment se retenir quand la tentation vous entoure ? A se dirigea vers la fenêtre et contempla les enfants qui se ruaient dans la cour. Il se rassit dans son grand fauteuil en cuir puis, sans même s’en rendre compte, dirigea son bras vers le combiné posé sur son bureau. Il tapa le numéro de Nadine, la professeure de troisième primaire, et demanda que l’on fasse monter Jean, son préféré.
B : Il avait une nouvelle fois sombré, mais cette fois seulement quelques minutes apparemment, car quand il ouvrit les yeux, il vit la scène qu’il venait de quitter. L’agitation était à son comble et c’était manifestement une très mauvaise nouvelle de voir que B était réveillé.
— Je vais être obligé d’appeler la juge, Madame. Il n’arrête pas de se réveiller. Son traitement doit être arrivé à son terme, dit un jeune homme.
— Impossible ! s’écria une fois encore la femme. J’ai vérifié et nous n’y sommes pas encore. Il y est presque, mais à chaque fois, il craque. Redonnez-lui une dose.
B, voyant que l’on approchait une seringue de sa tempe, eut une bouffée d’énergie, il agita sa tête et poussa des hurlements.
A : A avait failli laisser gagner Jean, mais son honneur avait pris le dessus et, en trois mouvements, il avait pris son Roi avec son Fou avant de déclarer tendrement : « échec et mat ».
— Monsieur Fearman, vous êtes vraiment trop fort ! s’était écrié Jean.
— Mais non, mon garçon. Voyez-vous, j’ai simplement joué plus souvent que vous tout au long de ma vie. Si vous voulez, la prochaine fois je pourrai…
— Vous ne pourrez rien du tout ! s’était écriée Nadine en entrant en trombe dans le bureau. Je savais bien que vous ne vous contentiez pas de remplir un dossier de santé avec Jean.
— Madame, s’écria Pete, en faisant glisser Jean derrière son dos, nous ne faisions que jouer, cela fait si longtemps que nous, les hommes, sommes séparés de nos enfants. Nous ne sommes pas tous animés de mauvaises intentions ! Voilà seize ans que le décret forçant tout homme adulte à se tenir à plus de dix mètres des mineurs est en application et ma raison de vivre y est passée aussi. Comment a-t-on pu interdire à un père de voir son fils ? Jean jeta à Pete un regard d’incompréhension.
— C’est trop tard, Pete, je vous avais prévenu. La police est en route. Vous pensez peut-être que je suis sensible à vos jérémiades, mais je vois clair dans votre jeu. Je vous vois, à présent. Vous êtes un monstre, comme tous les hommes. Heureusement que ce sont les femmes qui dirigent, à présent.
A/B : — Alors, à cause d’un simple jeu d’échecs, je serai contraint de revivre inlassablement le même jour dans l’espoir que je change ? Que je choisisse de ne plus me comporter comme un père ?
— Vous n’êtes pas à l’origine de tout ceci, mais face aux excès, aux abus de pouvoir du passé, il a bien fallu que nous réagissions. Le monde n’aurait pas survécu à un nouvel Adolf Titler ou à un autre Donald Crump. Seules les femmes sont aptes à gouverner avec sagesse. Votre côté A doit parvenir à dominer votre côté B pour que règne l’harmonie.
—Tous les hommes ne sont pas des malades… ce n’est que dans la complémentarité entre hommes et femmes que l’équilibre sera retrouvé. Un seul des deux ne peut dominer sans dommage. Je crois en nous, je crois en la vie.
— Mais elle, Monsieur, ne croit plus en vous
Pete Fearman sombra.
A : Trois coups de sonnerie à 6 heures 37 permirent à A de se lever.