Avant la naissance de James, tout était facile, j’allais moi-même dans les familles pour chercher les « en trop ». Je ne craignais pas les menaces et Wil pouvait exercer son travail sans risquer d’être attaqué par un groupe de résistants.
Puis, James est né, nous savions que le risque de contracter une maladie lors de l’accouchement était élevé. Mais Wil et moi n’étions pas prêts à entendre ce diagnostic pour notre fils bien-aimé « James souffre d’une malformation du cerveau et les vingt-quatre premières heures sont vitales». Avec grand soulagement, notre petit James avait un petit cœur de héros et s’est battu pour vivre. Mon trésor, la prunelle de nos yeux, il ressemble tant à son papa, beau et courageux. Les pédiatres sont tout de même restés prudents, « votre fils aura des difficultés d’apprentissage ». James n’était pas un bébé normal, mais c’est notre petit ange et il a déjà déjoué les pronostics de la médecine, il nous surprendra encore.
Deux années ont passé, je découvre que pour la deuxième fois je porte la vie. Un sentiment de bonheur m’envahit mais Wil a été poignardé suite à une rébellion et sa vie ne tient aujourd’hui qu’à un fil, qu’à son lien au respirateur. Mes hommes sont forts, comme James, Wil se bat pour vivre. Et être papa à nouveau, j’en suis certaine, lui donnera la force pour survivre. Je brûle d’envie de lui révéler mon secret. Il est si faible mais je revois enfin dans ses yeux la fierté et il me murmure « Je suis l’homme le plus comblé de la Terre ». Ce petit être qui grandit en moi me donne le courage et l’espoir. Je supplie Wil de se battre, il ne peut pas nous abandonner.
Wil décède cinq mois plus tard malgré mes larmes et mes supplications. Avant de partir en paix, il m’a encore susurré, « Je compte sur toi, les enfants ont besoin d’une maman forte et courageuse ». Maintenant qu’il n’est plus là, je me sens si seule, personne pour me soutenir, personne pour me rassurer, j’ai si peur. Comment vais-je faire pour survivre sans l’homme de ma vie ?
Je ne peux pas m’apitoyer sur mon triste sort, je dois reprendre mes habitudes. James me demande beaucoup d’attention, bientôt il aura une petite sœur ou un petit frère et mon associé s’impatiente, je dois retourner travailler. Je récupère mon poste de présidente du gouvernement mais, avec mon ventre qui s’arrondit, il m’est maintenant impossible d’assurer ma mission sur le terrain. Les familles cachent ces choses « en trop » et deviennent hostiles quand nous nous présentons pour les en débarrasser. Notre tâche devient plus dangereuse de jour en jour, d’autant plus que leur acte malveillant est puni de la peine de mort. La tension est palpable. Je me préoccuperai dorénavant de la logistique des « en trop ».
Il fait encore nuit quand je sens les premières contractions. Je suis seule dans la chambre, James dort comme un ange dans la sienne. Je ne dois pas laisser la panique me submerger. Je dois contrôler mes pensées, respirer, je suis capable d’affronter mes peurs, j’ai déjà géré un accouchement. Alors que je me lève pour appeler l’infirmière de garde, mes contractions reprennent de plus bel. Un mauvais pressentiment me paralyse, je perds conscience en comptant sur mes doigts, quelque chose ne tourne pas rond. Je ne dois accoucher que dans six semaines, mon dieu, non. Je reste pétrifiée. Non, je ne veux pas, je ne peux plus assumer un bébé prématuré et encore moins avec une maladie incurable. Et s’il ne survivait pas? Je suis coupable, mon corps n’est pas sain, il ne donne vie qu’à des bébés souffreteux. Que vais-je dire à mes amis, à James, lui qui est si fragile, et qui a attendu si patiemment de devenir grand frère ? Je suis si fatiguée, je ne peux plus retenir mes larmes. Je suis perdue. Pourquoi tu m’as abandonnée Wil ? J’ai besoin de toi. Je veux dormir, ne plus me réveiller.
Quand j’ouvre les yeux, il fait déjà clair. Le travail est devenu douloureux. Mes contractions se rapprochent, bientôt il sera là. Je dois me reprendre, James a survécu, son frère ou sa sœur survivra aussi. Parfois, sans en prendre conscience, nous prenons des décisions insensées qui nous sauvent. Je n’appelle pas la sage-femme, j’envoie seulement un message à mon associé. Il ne le verra que dans quelques heures mais il y a comme une force qui me pousse à agir de la sorte. Les contractions s’accélèrent encore, je sais que le grand moment arrive, cet instant miraculeux où le monde s’arrête. Je me réjouis à présent de découvrir son visage angélique. Couchée sur le lit, en sueur, je pousse, je souffle, encore un dernier effort et je vais pouvoir sentir ce petit corps si frêle tout contre mon cœur. Tout tourne dans ma tête, les souvenirs défilent, la venue de James, mon mariage avec Wil, notre rencontre, la mort de mes parents, mes études, mon enfance. Le monde a tellement changé depuis ma naissance.
Il y a trente ans, les journaux nous annonçaient l’arrivée d’une crise environnementale. « La Terre a ses limites. Nous devons adapter nos habitudes de vie » pouvait-on lire. Mais nous étions jeunes et forts, rien ne pouvait nous arriver. Les prémices du changement ne nous ont pas alarmés. Bien au contraire, nous sommes restés confiants et insouciants. Nous avons profité du temps présent et même aggravé la situation. Le soleil a brillé de plus en plus rarement, les alertes de pollution et les tempêtes se sont succédées, les saisons ont disparu et la terre était si appauvrie qu’elle en est devenue infertile. La famine est apparue dans les contrées lointaines mais personne ne s’est encore méfié, personne n’était prêt à accepter ce bouleversement. Quand le mal est arrivé en Europe, finie l’insouciance, oublié l’optimisme mais c’était trop tard, la nature gagnait son combat. Chaque jour, il fallait lutter pour conserver ses biens et ses habitudes. Le maître mot était le chacun pour soi. Les pauvres sont devenus encore plus pauvres, les riches encore plus riches et la classe moyenne a été poussée à choisir son camp, la solidarité n’existait plus. Puis, les guerres de ressources sont apparues, la terre n’était plus qu’un gruyère. La nature humaine est ainsi faite que certains se sont révoltés et ont manifesté pour être soutenus. Ils ont imaginé un nouveau futur, j’en faisais partie. J’ai mené mon combat, notre combat à la maison et dans la rue, en proclamant, haut et fort, que nous étions coupables mais que nous devions nous ressaisir, nous battre pour un monde plus pur, pour notre avenir et pour le futur des prochaines générations. Au début, seuls les jeunes et les anciens étaient prêts à entendre nos idées mais il n’y avait pas d’autre option. Nous avons d’abord guidé un état, puis le pays tout entier. Nous avons pris le pouvoir et imposé nos lois. Pour le bien-être de notre société, tous les citoyens devaient se soumettre à la règle, un électron libre aurait semé le chaos, celui qui défiait la loi était puni pour tentative de coup d’état. Le taux de croissance de la population étant trop rapide, nous devions agir. Seuls deux enfants seraient désormais acceptés par ménage. Les enfants « en trop » on les enverrait en internat à l’extérieur du pays. On arracherait dès la naissance les nouveau-nés « en trop » à leur mère. Nous agissions pour leur confort et leur quiétude. Un moindre mal pour la survie de la communauté.
Les parents obéissaient au début, ils avaient confiance. Aujourd’hui ils nous interrogent « Comment vont les enfants, pourquoi n’avons-nous jamais de leurs nouvelles ? » Les mamans prient, s’accrochent à mon bras, me supplient de leur ramener leur « en trop » car, moi, je suis la présidente du gouvernement et je dicte la loi. Que pensent-elles ? Que je suis dupe étant moi-même maman d’un petit garçon ? Que je comprends leur plainte car je suis enceinte ? Je leur réponds, inlassablement et avec une douceur feinte, que nous leur offrons un cadeau, les enfants sont dans la maison de Dieu. Les croyantes espèrent un miracle mais les infidèles manifestent dans les rues saccageant tout sur leur passage. La garde rapprochée les dissémine mais les résistantes se terrent pour mieux rebondir. Elles sont un danger pour notre gouvernement, elles mettent en péril l’équilibre que nous avons instauré, elles sont un élément perturbateur pour leur famille, leurs amis, leur voisin. Elles ne comprennent donc pas que nous accomplissons la mission que Dieu nous a attribuée.
Ca y est. J’ai donné la vie à nouveau. Une merveilleuse petite princesse aux cheveux d’or. Elle est si frêle. Je la serre tout contre moi, j’attrape des ciseaux pour couper le cordon ombilical, comme je l’ai vu faire pour James. Je suis épuisée mais heureuse. Elle prend mon sein gonflé entre ses petites mains et tête goulûment. Des contractions me saisissent. Les douleurs reprennent si intensément que mes yeux me piquent, mon esprit divague et je sens que je perds connaissance.
Quel cauchemar, je me sens si faible, mon corps est vide, je viens d’accoucher d’un bébé, d’un deuxième nouveau-né, un petit garçon. Je ne peux retenir des larmes de bonheur et de désarroi. Je suis mère non pas pour une seconde fois mais pour une troisième fois. Je suis moi aussi la maman d’un « en-trop ». Seule la loi du deux est admise, le chiffre trois n’existe pas. Je dois faire un choix, le choix du sacrifice : garder James, mon premier fils malade mais tout le portrait de son père, choisir ma petite et unique fille ou sauver mon deuxième fils vigoureux qui assurera la lignée. Le soleil est haut dans le ciel, mon associé a sans doute envoyé un médecin pour venir s’assurer que tout va bien. Comment va-t-il réagir devant les jumeaux ? Toutes ces questions trottent dans ma tête. Je suis devenue mère d’enfants « en trop » et je suis prête à commettre un crime contre mon état en souhaitant le dissimuler. Je suis devenue la cible de mon propre gouvernement. Comment peut-on accepter d’être séparée de son enfant ? Je me déteste, je me haïs, je me maudis. Soudain, j’entends la sonnette de la porte d’entrée retentir, je reprends mes esprits, suis-je capable de faire un choix ? Quelques secondes s’égrènent et je me dirige vers la chambre de James. Je le réveille et le porte sur mon dos, je sers les jumeaux contre ma poitrine et sors par la porte du jardin. J’ai pris ma décision. Je dois quitter au plus vite mon pays pour sauver mes enfants. Je m’enfonce dans la forêt vers une nouvelle patrie qui m’offrira la liberté de penser, de vivre. Quelqu’un crie mon nom, je ne me retourne pas, je dois fuir.
« L’amour d’une mère pour son enfant ne connaît ni loi, ni pitié, ni limite. Il pourrait anéantir impitoyablement tout ce qui se trouve en travers de son chemin. » – Agatha Christie