Après la récréation, quand nous sommes retournés en classe, Mildred a demandé si nous pouvions prendre quelques minutes pour parler de l’émission de mardi soir. Pendant qu’elle et le professeur déblatéraient sur le sujet, je rêvassais en regardant par la fenêtre donnant sur la cour de récréation. C’est alors que je l’ai vu. Il était beau garçon et avait de charmants cheveux bruns. Il me fit comprendre que je devais aller à sa rencontre. Je trouvai une excuse pour sortir de la classe et courir le rejoindre. Quand j’arrivai dans la cour, personne n’y était. Je me demandais si, à force d’avoir la tête dans les nuages, mes neurones ne s’étaient pas envolés. Mais heureusement mes doutes sur ma santé mentale se dissipèrent lorsque j’entendis sa voix retentir dans mes oreilles. Je me précipitai dans le local d’où provenait la mélodie et fermai la porte derrière moi.
Il était là, assis sur une chaise, face à un banc d’école et le regard tourné vers la fenêtre, perdu dans ses pensées. A cet instant, un groupe d’élèves précédant un homme d’âge mûr fit irruption dans la pièce. Après s’être installée à sa place, une fille leva la main et demanda si nous pouvions prendre quelques minutes pour parler de l’émission de mardi soir. A ce moment-là, le beau garçon se leva et demanda s’il pouvait aller aux toilettes. Il se précipita hors de la classe, à croire que c’était vraiment urgent. Ne le voyant pas revenir, je me penchai par la fenêtre et le vit seul dans la cour, l’air perdu. Soudain, il tourna la tête et fonça dans un local en refermant la porte derrière lui.
Quelque chose n’allait pas… Depuis le début, personne dans la classe n’avait souligné ma présence. Je me dis que c’était grâce à ma discrétion bien connue, et je m’assis à la place du garçon qui ne semblait pas décidé à sortir de ce fichu local. Les minutes passaient et rien. Exaspérée, je tournai la tête vers le reste de la classe et mon sang se glaça. Tout était silencieux. Aucun bruit, même pas celui d’une mouche volante, rien. En revanche, il y avait vingt-quatre paires d’yeux fixés sur moi. Tous grands ouverts, le reste des visages étaient impassibles. Cette vision perturbante me terrifia. « Et s’ils savaient ? Comment pourrais-je leur expliquer que je n’avais pas le choix » pensai-je. Le professeur ouvrit enfin la bouche après ce qui me sembla une éternité et prononça ces mots : « Tout ça, c’est de ta faute. » Ensuite tous les élèves, sans pour autant changer leur expression faciale, commencèrent à hurler. Un hurlement continu et puissant, si puissant que je sentis du sang couler le long de mes oreilles et de mon cou. Je réussi à sortir de ma paralysie pour déguerpir en vitesse de cette pièce de l’Enfer.
Je courais sans m’arrêter, dans le seul but de me réfugier auprès de celui à cause duquel je m’étais retrouvée là. J’arrivai en face du local dans lequel il se trouvait toujours, j’ouvris la porte et m’enfonçai dans la pénombre. Je tâtai le mur à la recherche désespérée d’un interrupteur. Lorsque je parvins à allumer, j’eus la sensation que le sol s’ouvrait sous mes pieds. La même scène que tout à l’heure. Lui assis à cette fenêtre, les élèves entrant, la manifestation de jeudi, les toilettes, le regard perdu dans la cour et le garçon fermant la porte derrière lui. J’étais en larmes, je voulais sortir de ce cauchemar. Je tournai la tête en tremblant vers le reste de la classe et fut soulagée de voir que ce n’était pas la même scène que tout à l’heure. Mon soulagement ne dura qu’une seconde. Les élèves ne me fixaient pas avec un regard vide, non, mais il y avait du sang partout et ils étaient tous allongés dans cette marre, égorgés. Ce spectacle d’horreur fit monter la bile dans ma gorge. Je parvins à la ravaler et atteignis la porte.
Je courus encore une fois hors de la classe, et le refrain continua de se répéter, toujours avec une issue différente. Une fois je m’en étais sortie de justesse car les élèves avaient décidé de me poursuivre avec des armes blanches. Une autre fois il était marqué « REGARDE CE QUE TU AS FAIT » en rouge au tableau avec le professeur pendu au milieu de la classe, les élèves applaudissant. Et il y avait eu une centaine de scénarios du même style.
A la fin, mes semelles étaient tellement usées à force de courir que je courais à pied nu. Je n’arrivais jamais à rattraper ce beau garçon pour lui demander ce qu’il m’arrivait, pourquoi je subissais ça, ou encore qui il était. A chaque fois, je rentrais dans la classe, tremblante, et fonçais sur lui, mais avant que je ne parvienne à l’atteindre, il réussissait à m’échapper et fermait la porte à clef derrière lui. Heureusement, la porte se déverrouillait à chaque fois que ça devenait dangereux et effrayant. Je persistais à vouloir savoir qui il était.
J’eus alors une idée, certes, très dangereuse, mais c’était soit ça, soit je continuais à vivre ce cauchemar en boucle et je ne voulais pas découvrir jusqu’où tout cela pouvait aller. Au moment où il arriva dans la cour, j’ouvris la fenêtre et me jetai du haut du bâtiment. Le garçon me regarda chuter et lorsque j’arrivai en bas, à mon grand étonnement, j’étais en vie. Je lui hurlai dessus, lui demandai pourquoi ça m’arrivait, ce que j’avais fait pour le mériter. Il me regarda, pencha la tête sur le côté, et fronça les sourcils.
« Tu ne comprends pas ? » me dit-il. Je voulais lui sauter dessus et lui lacérer la gorge. « DE QUOI TU PARLES ? » hurlai-je.
« Tout ceci, c’est ce que tu mérites, c’est ta punition et moi, je suis celui chargé de te la faire subir. » me répondit-il d’un ton posé et calme, avec un sourire d’ange.
« Mais qu’est-ce que j’ai bien pu faire de pour endurer tout ça ? » dis-je, en larmes et désespérée.
« Tu ne reconnais pas ton œuvre ? Pourtant je n’ai inventé que deux ou trois choses de tout ce que tu as pu voir. Je croyais que tu serais heureuse de revoir ce que tu avais fait de ton vivant. »
Cette dernière phrase me fit l’effet d’une gifle. Lui, il savait. Il savait ce que j’avais fait deux ans plus tôt. Mais je devais le faire, sinon j’aurais dû doubler, ce qui arriva par la suite n’était pas de ma faute. Enfin c’est ce que j’essayais de me répéter tous les soirs afin de pouvoir fermer les yeux et dormir.
Quand mon professeur principal a commencé à me dire que je risquais mon année en enchainant les échecs dans sa matière il y a deux ans, je n’ai pas pu résister à l’envie d’aller le dénoncer à la directrice. J’ai alors parlé de gestes déplacés envers moi, et, après une enquête, il avait été renvoyé de l’établissement. Sa femme a demandé le divorce et il a perdu la garde de ses enfants. Six mois plus tard, on le retrouvait pendu dans son appartement miteux. Et tout ça, par ma faute.
« Qui es-tu ? » ma voix tremblait tellement de peur que j’avais eu du mal à prononcer ces mots.
« J’ai de nombreux noms, Le Tentateur, Le Malin, Le Démon, mais mon préféré reste La Bête. »
Là son visage se changea et devint tellement terrifiant qu’aucun mot ne saurait décrire cette abomination. Je fermai les yeux en espérant pouvoir me réveiller chez moi, dans mon lit. Mais il n’en fut rien. Quand je rouvris les yeux, j’étais assise à cette fenêtre, regardant la cour et un beau garçon me faisait signe. Je tournai la tête à contre-cœur.
Je savais maintenant que je ne m’échapperais de cette boucle infernale.