Je ne me souviens pas de mon passé. Je ne sais pas qui sont mes parents, je n’ai aucune idée de l’endroit où je suis née, mais je ne sais pas pourquoi, j’ai l’impression d’avoir vu le jour en Amérique.
Avez-vous déjà entendu parler des Foires aux enfants ? Aux États-Unis, les parents déçus peuvent y ramener leur enfant adopté, comme un t-shirt passé de mode. J’avais le sentiment d’être dans la même situation.
L’endroit dans lequel je vis me paraît bien étrange, je suis entourée de gens qui me ressemblent. Entassés les uns contre les autres, qu’avons-nous fait pour mériter un tel sort ?
L’intention de nos tuteurs était claire. Pour être aimés, il fallait faire bonne impression. Des gens nous choisissaient selon nos origines, notre valeur ou notre taille. Ce n’était jamais moi ! Timide, je ne savais pas me mettre en avant, j’attendais patiemment…
Un jour, il y a eu de nouveaux venus, tout aussi timorés que moi. On m’a forcée à me placer devant eux. Peut-être était-ce mon tour ?
Un petit garçon et son père se promenaient dans les parages et l’enfant m’a montrée du doigt. Mon nouvel ami m’a enlevée, tout fier. J’étais si heureuse que je pensais que mon cœur allait exploser. La joie fut de courte durée, il s’est très vite lassé de moi. On pourrait même parler de maltraitance. Il m’a enfermée dans un placard sombre.
Un mercredi, nous sommes allés nous balader. C’est là qu’il m’a laissée tomber. Sans remords. Sans un dernier regard.
Cela fait bientôt trois jours que je suis seule, abandonnée dans la rue, dans le froid de l’hiver. Toute trempée, j’observe les gens. Certains m’ignorent, d’autres me regardent, mais continuent leur chemin. Je dois faire pitié avec ma mauvaise mine. J’ai même vu une jolie petite fille avec sa maman qui m’observait avec bienveillance, elle voulait m’approcher, mais sa maman lui a dit : « Non, Charlotte, c’est sale ! ».
Mes lueurs d’espoir disparaissent très vite. J’erre dans la ville où je croise de temps en temps, souvent même, d’autres abandonnés. On s’échange quelques mots, mais jamais longtemps. On aime bien discuter de nos rêves, du jour où l’on retrouvera un compagnon, où on pourra se sentir utiles. Malheureusement, ce n’est pas encore pour aujourd’hui ! Une fois seulement, un vieil homme a pris une copine dans ses bras et s’en est allé. Quel pot !
J’ai besoin de changement, cela fait trop longtemps, la solitude me pèse, je commence sérieusement à tourner en rond. Il faut que je tente ma chance ailleurs. Quel choix difficile ! Je ne sais pas s’il y a une ville à proximité et quelle aventure je vais devoir affronter. J’en ai vraiment envie.
***
Mon abandon remonte à cinq ans. Depuis, je voyage dans le vent, bravant les dangers. Je suis si maigre… je crains pour ma vie. A chaque rafale, je risque de valser sous une voiture. Je fais parfois de très longues pauses tant je suis épuisée.
Puis, la roue a tourné et la chance m’a souri. Elle m’a déposée dans un endroit très différent : Fribourg. Ici, c’est très beau, tout le monde respire la joie de vivre. La ville est piétonne, les vélos et le tramway ont remplacé les voitures. Pourtant, quelque chose me semble bizarre. Il n’y a plus aucun autre abandonné !
Soudain, une splendide femme blonde s’avance vers moi. Elle m’emporte avec elle et pour la première fois de ma vie, un humain me parle. Elle est sans doute un peu folle !
– « Oh ! Ma pauvre, qu’est-ce que tu fais là ? Je vais t’emmener avec moi, direction le centre de tri ! »
C’est ainsi que moi, vieille canette négligée, je fus métamorphosée en un magnifique vélo.