Il est 5 h 00 quand Axel est réveillé par un vent glacial. Il fait encore nuit. Il se redresse avec, comme chaque matin, la même douleur dans le dos à cause du bitume qui lui sert de matelas. Il enfile un pull plus chaud, met ses chaussures et replie ses affaires. Il marche dans un Bruxelles encore endormi et ne croise personne dans les rues. Ça l’arrange bien, il préfère que personne ne le voie. Il se dirige à présent vers le local à poubelles d’un bâtiment dans lequel il cache ses affaires pendant la journée. Il aperçoit, au bout de la rue, le camion qui l’attend. 5 h 30, c’est l’heure. Il monte à l’arrière, enfile sa cagoule et commence à ramasser les poubelles. Voilà à quoi ressemblent les matins d’Axel depuis dix ans.
Il est 9 h 00 quand Ousmane ouvre les yeux. Il entend des klaxons de voitures et le bruit du camion poubelle en bas de son immeuble. Il sort de son lit et se dirige vers la cuisine. Il prend une tasse et allume la machine à café. Il s’affale sur son canapé et regarde par la baie vitrée. Un grand soleil illumine la ville et se reflète dans les vitres de son tout nouvel appartement. Un merveilleux spectacle dont il se régale tous les matins. Ousmane prend son smartphone et vérifie rapidement ses mails. Aujourd’hui, il est en congé et n’est donc pas obligé de regarder ses mails, mais il le fait quand même pour vérifier qu’il n’y a pas de soucis au boulot. Ousmane est un P.-D.G. qui se soucie de son entreprise.
Durant la pandémie mondiale de Covid-19, les réseaux sociaux constituèrent le seul moyen de communication avec l’extérieur. À force de ne plus voir personne, les gens avaient petit à petit oublié à quoi ressemblaient les hommes, les femmes qu’ils croisaient, avant, tous les jours, dans la rue. Progressivement, les gens en étaient venus à définir puis à idolâtrer un modèle de beauté unique sur Internet, un modèle auquel ils auraient tous voulu ressembler. La majorité photoshopait ses photos pour ressembler à ce modèle. Quand la pandémie fut terminée, les gens qui ne s’identifiaient pas à cet idéal de beauté restèrent enfermés chez eux par peur du jugement. À l’inverse de ceux qui y ressemblaient. Dix ans après, rien n’avait changé, c’étaient toujours les mêmes modèles que l’on croisait dans la rue.
Axel était le cadet de sa famille, le petit préféré de ses parents. Il faut dire qu’il ne les décevait jamais ; il était très doué, aimait travailler à l’école et cerise sur le gâteau, Axel était un magnifique jeune homme. Il était la fierté de ses parents qui étaient persuadés qu’il irait loin dans la vie.
À la fin du confinement, les médecins lui avaient diagnostiqué une neurofibromatose, une dégénérescence de la peau. Des dizaines de petites tumeurs étaient apparues sur sa peau et avaient commencé à grossir à tel point que bientôt, elles avaient recouvert presque tout son visage et certaines parties de son corps.
Cette maladie étant incurable, il avait dû apprendre à vivre avec. Alors qu’Axel commençait tout juste à accepter son état, ses parents l’avaient placé en foyer, afin de ne pas l’exposer au danger du regard des gens. Ces foyers étaient conçus Pour les jeunes qui, comme Axel, étaient affligés d’un défaut physique. À sa majorité, le foyer et ses parents n’avaient plus pu le prendre en charge ; il avait dû se débrouiller par ses propres moyens. Il avait postulé auprès de plusieurs entreprises qui, après l’avoir vu en entretien avaient rejeté sa candidature. Impossible également de trouver un logement. Il avait finalement accepté le seul job qu’on lui ait proposé : éboueur. Il était resté sans domicile fixe.
Ousmane est enfant unique. Il n’a jamais été fort à l’école et ce qu’on lui enseignait ne lui plaisait pas du tout. Toute la journée, en cours, il ne pensait qu’à une chose : rentrer chez lui pour jouer à la PlayStation. Ses parents étaient inquiets, mais se rassuraient en se disant qu’il était doué en informatique et trouverait peut-être un boulot dans ce domaine. Pendant le confinement, Ousmane est encore moins motivé par l’école et se laisse totalement aller à sa passion : il décide de créer une application et de la poster sur Google Play. C’est un succès inattendu. Après six mois, le nombre de téléchargements a dépassé toutes ses attentes. Ses parents sont fiers de lui. L’application marche tellement bien qu’Ousmane ne tarde pas à développer sa propre entreprise.
En revenant vers son immeuble lors de sa balade du soir, Ousmane aperçoit un homme cagoulé entrer dans le local à poubelles. Personne n’entre jamais dans ce local à part le concierge alors il interpelle l’inconnu :
– Monsieur, puis-je vous aider ?
Axel se fige.
– Vous cherchez quelque chose ? ajoute Ousmane.
Axel sait quel effet peut produire un homme encagoulé, mais il sait encore plus ce que la vue de son visage provoque chez les autres et cela, il ne peut plus le tolérer. Quitte à passer pour un voleur. Il se retourne lentement et observe l’inconnu. L’homme est grand, correspondant à l’idéal masculin.
– Axel ? dit Ousmane, stupéfait.
Axel le regarde d’un air interrogateur. « Comment me connaît-il ? », pense-t-il.
– Et vous êtes ?
– Tu ne te souviens pas de moi ?
– Comment pourrais-je savoir qui vous êtes ?
– Collège des Hayeffes, en 2019, rappelle-toi ! On était ensemble en sciences !
– J’étais bien aux Hayeffes, mais je ne me souviens pas de vous.
– Tu étais le premier de classe, tu n’as jamais eu une note en dessous de 18 !
Soudain, Axel se rappelle.
– Ousmane ? Le garçon toujours au fond de la classe ?
L’homme lui sourit.
– Oui ! En chair et en os !
Ils commencent à échanger et au bout de dix minutes, Ousmane propose à Axel de poursuivre la discussion dans son appartement.
– Tu ne veux pas enlever ta cagoule ? demande Ousmane en prenant les affaires d’Axel.
– Non, non je… Je préfère la garder.
Ils passent la soirée à évoquer les souvenirs du collège, la vie avant le confinement. Quand Ousmane parle son entreprise, Axel, visiblement gêné, lui annonce être éboueur, sans domicile fixe. Ousmane n’insiste pas. À la fin de leur discussion, il est 23 heures passées, Ousmane propose à Axel de rester loger, et ce dernier passe la nuit à se demander pourquoi Ousmane, un homme désormais si brillant, s’intéresse à un gars comme lui. Comment se fait-il qu’il ne l’ait pas pris pour un voleur ? Comment l’a-t-il reconnu et ne lui a-t-il pas posé de questions sur sa cagoule ? Le lendemain matin, vers 5 heures, Ousmane entend du bruit dans le salon.
– Je suis désolé, dit Axel. Je ne voulais pas te réveiller, mais je dois partir travailler.
– J’ai une meilleure idée : que dirais-tu de venir passer un entretien dans mon entreprise ?
Axel est ému. C’est la première fois depuis des années que quelqu’un se propose de l’aider.
Axel se retrouve seul dans l’appartement d’Ousmane, parti travailler. Il est pétrifié. Il sait qu’il va devoir montrer son visage. Cela fait depuis 2021 qu’il ne s’est plus montré à visage découvert. Il ne se rappelle même pas la dernière fois qu’il a marché sereinement dans les rues de Bruxelles. En laçant ses chaussures, il distingue sous le canapé une boîte remplie de posters. Il en choisit un au hasard et le déroule. Saisi, il en déroule un deuxième, puis un troisième. Axel n’en revient pas. Il attrape son manteau et se rue vers les bureaux d’Ousmane. Sur la route, il remarque que quelques personnes le dévisagent. Il en a l’habitude. En arrivant en face des bureaux, il s’arrête brusquement. Il n’en croit pas ses yeux. Toute la façade du bâtiment est couverte d’affiches de sensibilisation aux slogans d’acceptation de soi : « Normalisons tous les corps », « Aime-toi avant que les autres t’aiment » ou encore « Ta différence fait ta force ». Dans le bâtiment, des hommes et des femmes tous très différents des modèles de beauté, travaillent sur une application. Ousmane l’accueille chaleureusement :
– Alors, les affiches te plaisent ?
Axel bégaie et ne sait quoi répondre.
– Pendant le confinement, je me suis rendu compte que les réseaux propageaient un idéal de beauté inatteignable, discriminant celles et ceux qui n’y correspondaient pas, explique Ousmane. J’ai donc créé une plateforme qui célèbre la différence, sur laquelle chaque personne peut se sentir libre d’être elle-même, sans être jugée. Des photos sans trucage, sans filtre. Des gens vrais. L’idée est de faire changer les mentalités, de replacer la différence comme étant la norme et ainsi renverser le mouvement. J’ai l’espoir que grâce à cela, les réseaux sociaux feront changer la société, vers plus de tolérance, cette fois. Alors, si tu retirais ta cagoule ?