C’est un soir d’automne que j’ai pu pour la première fois regarder ma création.
Elle se tient là, dans mon garage, des câbles la soutenant pour encore quelques secondes le temps que le moteur trouve l’énergie suffisante pour démarrer. Pendant un instant, rien ne se passe. Puis ses yeux s’illuminent, ses articulations tremblent et finalement Théo lève son visage vers le mien. J’ai fait de mon mieux pour lui donner un regard rassurant et humain, une tâche qui s’avère compliquée quand on essaye de cacher du métal. Je regarde l’aboutissement de toutes mes années de travail détourner son regard et faire bouger ses doigts, comme un enfant qui essaye de comprendre son corps.
-« Est-ce que tu reconnais ma voix ? »
Il tourne immédiatement la tête vers moi, ses deux grands yeux bruns fixant les miens.
-« Fais-moi un signe, n’importe quoi qui prouve que tu sais qui je suis. »
Après un temps d’hésitation, Théo commence à s’approcher sur ses jambes tremblantes. Lorsque l’écart entre nous n’est plus que de quelques centimètres, il ouvre ses bras et me presse contre lui. A ce moment, je sens mes joues devenir humides et ma gorge se serrer. Dans cette position, j’ai l’impression de retrouver mon mari, celui à qui j’ai consacré toutes ces années. Lorsque j’ai appris sa mort il y a quinze ans, je me suis jurée que justice serait rendue, même si je devais la faire moi-même. Et quand j’ai compris que personne ne m’aiderait, j’ai tenu ma promesse et j’ai fait justice. Littéralement.
-« Théo, est-ce que tu peux me dire quelle est ta mission? »
Théo ouvre la bouche, et je peux entendre sa voix pour la première fois.
-« Le but de ma création est de permettre que chacun soit jugé de manière impartiale, et de punir chaque personne ayant causé un délit, de manière volontaire ou non. Les circonstances seront prises en compte, mais ne seront pas une priorité. Aucun criminel ne pourra s’en sortir sans devoir payer. »
En entendant cela, je ne peux m’empêcher de sourire. Dans notre société actuelle, où la technologie a évolué et s’est installée partout, un des seuls domaines encore libre de celle-ci est la justice. Selon les experts, les seuls ayant la capacité morale de juger un crime sont les humains. Mais je compte bien leur prouver le contraire.
Après quelques jours supplémentaires de tests et d’exercices de coordination, je donne enfin la permission à Théo d’aller se promener à l’extérieur. Il ne peut certes pas exprimer la joie, mais je ne peux m’empêcher d’imaginer que c’est sûrement ce qu’il ressent maintenant. En le voyant contempler des fleurs au bord du jardin, je me permets de rêver un peu. Bien que Théo soit plus proche en taille et en poids de mon mari, sa curiosité et son innocence me rappellent Noah, mon fils. Il aurait eu 20 ans cette année s’il n’y avait pas eu cet horrible jour de l’accident. Ce jour où j’ai tout perdu. En soi, le schéma était assez classique. Mon mari au volant, mon fils à l’arrière. Un trajet court, le chemin de l’école. Un conducteur imbibé d’alcool, un crash, puis plus rien. Et lorsque j’ai appris que le chauffeur s’en était sorti avec quelques égratignures et seulement quelques années de prison, j’ai cru devenir folle. Ma vie venait de s’achever, et le coupable avait encore le droit d’être heureux. Je n’arrivais pas à supporter cette idée. C’est là que j’ai décidé de construire Théo. J’ai pris ma retraite à 35 ans, et ne suis sortie de chez moi que pour des formalités. La plupart des gens en ville me croyaient morte de chagrin.
Le bruit de Théo marchant sur un bout de bois me ramène à la réalité, et je constate que le soleil a commencé à disparaître. Je souris. Demain marque le commencement d’une nouvelle vie.
Le jour suivant se passe comme prévu. Les gens venus en masse pour admirer le futur de la justice se pressent autour de l’estrade sur laquelle moi et ma création nous tenons. Des gens crient au scandale, d’autres meurent de le voir à l’œuvre. Je montre au public la facilité avec laquelle Théo conclut des dossiers déjà traitées par la justice des hommes, et j’obtiens même l’autorisation de le laisser s’occuper de quelques affaires mineures que les juges ont accepté de nous céder.
Après des semaines de tests à n’en plus finir, et des examens plus rigoureux les uns que les autres, le tribunal local accepte finalement d’ouvrir définitivement ses portes à Théo. Je ne peux m’empêcher de ressentir de la fierté, comme s’il s’agissait de mon propre enfant. Ce jour-là, en rentrant à la maison, le stress des derniers jours retombe, j’ai finalement l’impression d’avoir tenu ma promesse.
Le lendemain, je comprends très vite que quelque chose ne va pas. La maison est calme. Trop calme. Je me dirige vers le garage, sachant très bien ce que je vais y trouver. Le froid glacial de la pièce est la seule chose qui m’accueille. Théo n’est plus là.
De tous les scénarios que j’ai pu imaginer, celui-ci est de loin le plus compliqué. A l’heure qu’il est, Théo doit déjà être en ville à faire ce pour quoi il a été créé. Le problème, c’est que la capacité de prendre une décision n’est pas supposée faire partie des compétences de Théo. Quelque chose en lui, dans sa base de mémoire la plus profonde a changé. Or maintenant qu’il est devenu une figure publique, il est impossible de le cacher ou de le faire disparaître pour quelques semaines sans attirer l’attention des médias, et donc détruire le seul accomplissement de ma vie. Je comprends que mes mains sont à présent liées, et qu’il ne me reste plus qu’à m’asseoir devant la télé et observer ma création comme si ce n’était pas moi qui l’avais mise au monde. Dans les semaines qui suivent, c’est exactement ce que je fais. Rien d’extraordinaire ne semble se produire, me voilà peu à peu rassurée.
Un soir, en écoutant la radio, j’apprends que Théo a été impliqué dans un accident de voiture. Je ne panique pas directement, car le matériau utilisé pour le fabriquer est largement capable de résister au choc engendré par la collision de deux véhicules. Mais ce que la présentatrice rajoute ensuite me glace le sang.
-« D’après l’analyse des légistes, il semblerait que le crâne du passager se trouvant à l’arrière se soit fendu en entrant en collision avec le corps du passager de devant, le célèbre robot du tribunal, Théo. »
Le choc passé, je commence à réfléchir. Comment Théo, créé pour rendre la justice meilleure, pourrait-il réagir à la mort d’un homme par sa faute ? Les scénarios se bousculent dans ma tête et déjà j’entends frapper à la porte. Je me précipite, un instinct me criant de m’y rendre. C’est Théo. Sans réfléchir, je me jette dans ses bras. Après quelques secondes, il me repousse et fixe son regard dans le mien.
-« Je suis désolé, commence-t-il, sincèrement désolé, mais je dois le faire. Lorsque vous m’avez créé, vous m’avez donné comme mission de rendre justice, peu importe les circonstances. Dans le cas présent, votre création a été reconnue comme une arme ayant servi au meurtre d’un passager cette après-midi. Je vais donc devoir vous demander de m’accompagner au poste de police le plus proche. »
Alors qu’il m’emmène avec un autre policier, je me tais. En fait, je n’ouvre plus la bouche jusqu’à mon procès. A celui-ci, on me juge comme je le souhaitais, comme Théo l’aurait fait.