Je me réveille avec l’odeur des pancakes. Aurora s’est sûrement encore levée plus tôt pour nous préparer un super petit déjeuner dont elle seule a le secret. Je jette un coup d’œil par la fenêtre. Le soleil californien est déjà haut dans le ciel et je souris. Encore une belle journée qui s’annonce.
Je descends les escaliers et fais attention à ne pas mettre trop de pression sur la jambe gauche. Il faut dire que mes dix ans passés au front ont laissé quelques séquelles. Aujourd’hui, je suis un colonel respecté de l’armée qui passe le plus clair de son temps à former les futurs soldats. Il n’y a plus que ça à faire de toute façon. Plus de guerre depuis cinq ans. Le monde se porte à merveille.
J’entre dans la cuisine et retrouve ma petite famille. Au milieu de la pièce, Justine, ma fille qui n’a pourtant que sept ans, essaie encore et toujours d’éduquer Oscar, notre Golden Retriever. La scène est à mourir de rire. Je tourne la tête vers la gauche et croise le doux regard d’Aurora, l’amour de ma vie. Je les enlace chacune à leur tour. Enfin à la maison.
Ma journée se passe tranquillement. A l’armée, les nouvelles recrues sont motivées et n’ont pas de mal à suivre. On dirait bien que la relève est assurée. Après le boulot, je vais boire un verre avec mes parents et mon petit frère, Diego, la star de la famille. Une grande carrière dans le football américain l’attend, ça c’est sûr. Quel plaisir de les retrouver mais déjà mon foyer et mes deux trésors m’appellent. J’arrive juste à temps pour le dîner. Un bon dîner. Aucun vrai Américain ne peut résister à un steak frites.
Après une soirée ciné comme je les aime, je mets Justine au lit et rejoins Aurora dans le salon. On s’installe sur le canapé avec un verre de vin. Bizarrement elle n’y touche pas, c’est pourtant son préféré. Elle a vraiment l’air nerveuse ce soir… je ne sais pas ce qui se passe.
“Tout va bien?” Elle vient vers moi et m’embrasse comme pour me rassurer. Je la serre fort dans mes bras en réponse. Qu’est-ce que je suis heureux de l’avoir.
“Oui ne t’en fais pas, je dois juste te parler de quelque chose.”
Mille scénarios viennent se bousculer dans ma tête mais je me focalise sur un. Et si, elle était enceinte? Elle ne touche pas à l’alcool depuis deux semaines! J’aimerais tellement.
“Écoute Noé je-”
“Votre temps est écoulé colonel Smith.” La voix de l’assistante me fait revenir à la réalité. Non s’il vous plaît, pas si tôt. Je ne peux pas retenir la larme qui coule le long de ma joue. “Aurora…”
“Veuillez vous retirer monsieur. Voici vos béquilles. Bonne soirée et à demain.” L’assistante me tend les béquilles et sort rapidement de la pièce. Peut-être qu’elle ne peut pas supporter la vision d’un colonel de trente-sept ans unijambiste. Mauviette.
Je sors du grand bâtiment décoré de l’enseigne HAPPY, un de seuls encore debout, et me retrouve face à la réalité. Tout est en ruine. La nature est morte et plus personne n’ose sortir dans la rue à cause du taux augmenté de criminalité. Quelle vie. Quand j’entends des pas derrière moi j’essaie d’accélérer. Ce n’est pas ce soir que je rentrerai avec l’autre jambe en moins. Arrivé dans mon immeuble, je ne suis même pas surpris de voir que l’ascenseur est en panne. Encore. Je mets alors vingt minutes à atteindre mon appartement. Je suis épuisé.
“Ah bah t’es enfin rentré toi!” M’accueille une voix venant du canapé.
“Diego ?” Evidemment qu’il est là.
Avec tous les événements qui se sont passés ces cinq dernières années, il n’a jamais pu réaliser son rêve de sportif. A la place, je me retrouve avec un chômeur alcoolique qui squatte mon canapé bourré du matin au soir et du soir au matin. Je l’aimais pourtant beaucoup ce canapé. Dans son état, mon frère a été considéré comme incapable d’aller sur le front. C’est mieux pour lui et pour la survie de l’Amérique. S’il n’était pas la seule famille qu’il me restait, je l’aurais vite dégagé de chez moi.
Je passe devant lui avec la ferme intention de l’ignorer et d’aller directement dans ma chambre. A mi-chemin je l’entends encore marmonner quelque chose : “Tant que t’es debout, tu peux me ramener une biè…” C’en est trop, je claque la porte de ma chambre avec une de mes béquilles. Enfin du silence. Je pose mes cannes contre le mur et m’assois sur mon lit, me déshabille et m’allonge. Pas de douche pour moi ce soir. Je n’ai pas assez d’énergie physiquement et mentalement pour de l’eau glaciale. Je soupire. Comment le monde a-t-il pu devenir si chaotique en seulement cinq ans? C’est ce que je me demande tous les jours. Il y a cinq ans, j’avais une belle vie : un métier qui me passionnait, un chien, Oscar, et surtout mes deux trésors Justine et Aurora. Il ne me reste que Diego.
Il y a cinq ans, les terroristes ont réalisé leur meilleur coup. Ils ont envoyé des centaines de bombes sur les cinq continents en un coup, décimant des populations entières, ne laissant aucune chance à ceux qui m’étaient les plus précieux. A ce moment-là j’étais au front. Une bombe a explosé pas très loin de mon groupe, me laissant unique survivant unijambiste. Qu’est-ce que j’aurais donné pour être à leur place aujourd’hui.
La vie est de nos jours extrêmement difficile. On peut dire que les terroristes sont doucement entrain de dominer le monde. Dans ces conditions exécrables dominées par la famine, le chômage et la perte de proches, le taux de suicide a explosé des records. J’y ai déjà pensé plusieurs fois. Mais le gouvernement essaye toujours de résister face aux terroristes et pour cela il a besoin de militaires. Malgré mon handicap, ils ont besoin de moi pour préparer les nouvelles recrues. D’où le projet Happy.
Happy est une simulation qui fait vivre virtuellement aux militaires qui l’utilisent la vie qu’ils ont perdue depuis une demi-décennie. Deux heures par jour pour rattraper le temps… Deux heures pour voir grandir ma fille, deux heures pour être peut-être père à nouveau, deux heures pour serrer dans mes bras ma tendre Aurora.
Je soupire. Je n’arriverai jamais à dormir si je continue à réfléchir trop. J’attrape alors ma boîte de somnifères et en prends deux. J’hésite toujours en avaler davantage mais le monde a besoin de moi. Les médicaments font leur effet. Je commence à m’endormir et dans un état second, je crois apercevoir la silhouette d’Aurora dans la pénombre de ma chambre. J’arrive bientôt Aurora, bientôt. Prends soin de Justine et d’Oscar en attendant.
Une larme s’échappe avant que je n’aie le temps de réagir et je m’endors. C’est bien devenu ma routine.