Cela fait exactement une minute et vingt-deux secondes que je suis ici, mon ticket holographique en main. Je ne quitte pas les écrans des yeux. Chaque seconde compte. Je vois mon numéro affiché, je franchis la porte-scanner, une lumière verte s’allume. Temps de vie accordé : 48 heures et 36 minutes.
Je m’appelle Hope. Cela fait deux ans que je lutte pour ma survie.
Pour sauver l’espèce, le Régime a instauré un nouveau système. Seuls ceux qui arrivent à gagner du temps survivent. Nous sommes les enfants d’une nouvelle ère, les esclaves du Régime. Sans émotions, nous attendons notre recharge en temps pour continuer à respirer. Il arrive que les cadavres jonchent les trottoirs. Pour ne pas finir de cette façon, nous avons appris à travailler sans relâche. Chacun pour soi.
J’effleure ma nuque et sens cette maudite puce que le Régime a glissée sous ma peau : un compteur fonctionnant à rebours y est régulièrement reconfiguré selon le temps de travail presté. Il est relié à mon système nerveux.
Je me rends en hâte à la première station de train. Je suis attachée à l’office 711 du Régime. Un bureau spécialisé dans les réseaux informatiques et la programmation. Après le départ, j’entends une voix :
— Avancez, vous n’avez pas le droit de rester ici !
Je lève la tête : encore un passager à court d’unités temps pour arriver à sa destination.
— Je vous dis de sortir immédiatement de ce train ! crie le contrôleur en poussant une jeune fille vers la porte.
— Je vous en supplie, accordez-moi une minute. Je demanderai à quelqu’un de lui emprunter un peu de temps, je le rembourserai, promis !
— Personne ne vous donnera une minute ! Dehors !
Sous nos yeux, il ouvre la porte ; le train roule à toute allure. Elle tourne la tête vers nous, me fixe une seconde et saute du train. Un cri accompagne sa chute ainsi qu’un terrible craquement.
La porte se ferme, nous poursuivons notre trajet.
Mes entrailles se nouent, je me réfugie dans l’idée qu’elle allait mourir de toute façon, faute de temps. Ses yeux m’ont pourtant demandé de l’aide. Je n’ai pas réagi.
Je lève la tête, je regarde autour de moi : tous ces passagers, si jeunes, si forts, mais vides, éteints, incapables de se manifester. Qu’ont-ils fait de nous ?
Il semble qu’il fut une époque où les humains riaient, jouaient. Ils avaient la liberté d’aimer et d’être aimés et ils prenaient le temps de grandir, de vieillir.
Au milieu de ce chaos, je prends conscience que tout doit changer. Il y a longtemps que je n’ai plus peur d’une fin fatale. C’est au contraire à la fatalité qu’il faut mettre fin. Nos écrans ont remplacé les professeurs. Les loisirs ont disparu, faute de temps disponible. Les naissances sont programmées en fonction directe des décès. Chaque naissance est récompensée en unités de temps. Les enfants grandissent avec l’idée de devenir des travailleurs efficaces. Le compteur s’enclenche à la puberté. La source contre la mort commence alors.
Il est à présent 22h 14’ 56’’. En franchissant la porte de l’office 711, ma présence est enregistrée. Mon compteur de temps augmentera en proportion de la quantité et de la qualité de mon travail. Je me précipite à mon poste et prie pour que personne ne remarque mon angoisse. Ma prise de conscience. Car je l’ai décidé : je mènerai mon plan à exécution, j’enfreindrai les règles pour tenter de mettre fin à cette injustice.
Je m’installe face à mon ordinateur lorsqu’une voix me chuchote :
— De toute manière, la fille allait mourir. On n’y pouvait rien. Mais j’ai vu ton regard. Je ressens la même chose que toi.
J’ai l’impression d’avoir déjà entendu cette voix dans les couloirs du bureau. J’écoute ses paroles sans mot et continue de travailler. Il s’éloigne. Me voilà enfin libre d’entamer mes recherches. Car pour changer de modèle, il faut d’abord en comprendre les origines. Je me mets en quête d’informations à propos du fonctionnement du Régime, de ses points forts comme de ses failles. Quel est ce gouvernement dont on ne nous parle jamais ? Qui a instauré ce système où seuls les éléments les plus forts, les plus productifs, méritent de vivre ? Qui a décidé que les plus lents, les plus sensibles, les plus faibles devaient disparaître ?
Mais malgré mes efforts, impossible de trouver des informations. J’enchaîne les impasses jusqu’à ce qu’on message s’affiche sur mon écran : Ce n’est pas prudent, ce que tu fais. C’est même très dangereux !
Je suis parcourue par une sueur froide. Je suis démasquée, c’est la fin !
Je regarde autour de moi : ils vont venir me chercher. Il faut que je parte. En me redressant, je trébuche et je tombe. Je lève les yeux et je le vois planté devant moi. L’homme du train.
— Qui es-tu ?
— Je m’appelle Hugo. Le message sur ton écran, c’est moi… Désolé, je ne voulais pas t’effrayer… Si tu veux, je peux te montrer comment poursuivre tes recherches sans te faire repérer.
— Je ne sais pas de quoi tu parles ! Je n’ai pas besoin de ton aide !
— Tu te doutes bien que toutes nos activités sont surveillées. Ils sont d’ailleurs probablement en train d’enregistrer notre conversation. Je prends beaucoup de risques en te parlant.
— Je peux savoir ce qui te pousse à vouloir m’aider ?
— Dans le train, j’ai compris que nous avions le même objectif. Tout comme toi, je voudrais que les humains retrouvent leur liberté, ajoute-t-il en chuchotant.
— C’est possible ?
— Ce serait de la folie de poursuivre cette conversation ici. Tâchons de nous voir demain, dans le train.
Je ne suis pas vraiment rassurée quant aux intentions d’Hugo, mais l’heure n’est plus aux tergiversations. Je décide de lui faire confiance.
Le lendemain, dans le train comme à l’extérieur, l’air est irrespirable. Les minutes passent, et je ne vois Hugo nulle part. Au moment de descendre du train, une micro-carte est glissée dans ma paume.
Hope,
Tu n’es pas seule à vouloir mener ce combat. Nous formons un groupe de résistance.
Pour commencer, n’établis jamais une connexion directe entre les appareils que tu utilises et les serveurs du Régime. Tu dois passer par une cascade de connexions sécurisées chiffrées. Tu trouveras des instructions précises à ce sujet ci-dessous. Cela devrait les empêcher de remonter jusqu’à toi.
Nous communiquerons via un système sécurisé. J’ai confiance en toi et j’aime croire que tu es l’un de nos espoirs pour sortir de ce cauchemar.
Hugo
Avec mes recherches d’hier, je n’ai pas été très productive. Je n’ai pas gagné beaucoup de temps. Mais je n’ai plus qu’une idée en tête : infiltrer le système informatique du Régime. Le connaître afin d’en débusquer les failles, et le pirater. Je suis plus déterminée que jamais.
J’applique à la lettre les instructions d’Hugo, et bientôt, je parviens à pénétrer dans les serveurs du gouvernement. Ce que je découvre est ahurissant…
Le Régime est dirigé par un groupe de vingt-six milliardaires qui, ensemble, disposent de plus de temps que le reste de l’humanité. Ils ont l’éternité devant eux. Nous sommes condamnés à rester à leur service jusqu’à l’épuisement. Aussitôt usés, aussitôt disparus et remplacés. Ils n’ont cependant pas réussi à nous priver de nos émotions et de notre capacité de réflexion.
Dans le train du retour, je partage mes découvertes avec Hugo et lui explique mon plan.
— Tu sais, le crédit-temps que le Régime nous octroie n’est qu’un flux d’électrons. Une fois le système piraté, il doit être possible de perturber le système d’allocation et de générer un plantage global. De cette manière, on devrait pouvoir vider les comptes des vingt-six…
— Tu auras tout notre soutien ; cela fait d’ailleurs longtemps que nous étudions les plans de Skey.
— Skey ?
— C’est le nom du bâtiment qui abrite le cerveau informatique du Régime. Personne n’a encore réussi à y accéder, mais avec tes compétences, cela ne semble plus aussi impossible…
— Je tenterai ma chance !
Les informations transmises par Hugo me donnent une idée des points faibles à attaquer, des systèmes de sécurité en place. Bientôt, je parviens à pirater un accès et à m’introduire dans le bâtiment au moment précis où change le service des gardes. Je n’ai que quelques minutes…
Je gravis les marches quatre à quatre, vers le haut de la tour, où se trouvent les serveurs de gestion du temps. Le plus difficile reste à accomplir : accéder à cette dernière salle et générer une réinitialisation générale.
Derrière moi, des pas. Je tends l’oreille, figée. Soudain, sur un écran géant, s’affiche une vidéo de propagande destinée sans doute à l’élite qui fréquente ces couloirs sécurisés. On annonce le nom du grand Leader : Hugo Warren. Non…
Alors que les secondes s’écoulent, je poursuis ma progression, déterminée à tenter le coup malgré tout. Je suis si près du but…
Soudain, la voix électronique tant redoutée retentit dans mon dos :
Il vous reste soixante secondes… Vous n’avez plus d’unités de temps, veuillez procéder immédiatement à la recharge.
— Je …