Tout le monde a des idées utopiques quand on mentionne les inventions du futur. On nous parle de voitures volantes, de voyages sur Jupiter et de téléportation. Pourtant, nous sommes aujourd’hui en 2062 et l’avancée de la technologie n’en est certainement pas encore là.
Il y a quelques semaines, j’ai néanmoins entendu parler d’un projet révolutionnaire. Des scientifiques ont inventé une machine capable de supprimer les émotions des personnes prêtes à l’essayer. Leurs émotions sont placées dans un récipient qui les conservera aussi longtemps que souhaité. La fatigue et la faim seront toujours présentes, contrairement à ce que j’espérais vu que je meurs justement de faim, car ce ne sont pas des sentiments mais des sensations physiques. Quoi qu’il en soit, cette idée peut sembler complètement folle quand on vous la présente ainsi, je le comprends. C’était ce que je pensais aussi. Mais ensuite, ma femme est morte.
Emma était la plus belle personne du monde. Sa beauté extérieure était proportionnelle à celle intérieure. Ma femme était ce que j’aimais le plus dans ma vie. Elle était parfaite et méritait de vivre. C’est du moins ce que je pensais mais l’univers n’était manifestement pas du même avis. Sa mort m’a détruite. J’ai passé des heures dans mon lit, je n’arrivais pas à y croire. Je voulais tout arrêter. J’aurais probablement mis fin à ma vie si je n’étais pas tombée sur cette création.
Je vous passe les détails de l’opération. C’était ennuyant et intimidant. Je me suis retrouvée avec le cerveau en compote pendant des jours, le temps qu’il s’habitue à ces modifications. Le dix-huitième jour, je me suis réveillée et c’était le début d’une nouvelle vie. Je nageais dans un sentiment d’indifférence, ce qui est un bel oxymore si vous voulez mon avis.
Je n’ai jamais oublié Emma. J’ai gardé tous les souvenirs de notre vie ensemble mais c’était incontestablement une sensation différente. J’avais presque pris l’habitude de pleurer en regardant des photos d’elle. Depuis l’opération, c’est comme si je regardais une inconnue aux airs sympathiques. J’ai pu recommencer à travailler, à avoir une vie active et socialisée. C’était l’expérience la plus bouleversante de ma vie et je ne m’en rendais même pas compte. Mes amis ont commencé à s’éloigner de moi, ou plutôt moi d’eux, je ne saurais dire. Ça ne me posait pas de problèmes ; nos sorties n’avaient plus aucun effet sur moi, je les voyais surtout comme une allégorie superficielle imposée par la société. Ils me disaient que j’étais devenue méconnaissable, que je n’étais plus la même et ils essayaient en vain de me persuader de revenir en arrière et de récupérer mes émotions. Je ne l’ai pas fait, ce n’est pas que leurs discours me dérangeaient, mais ils ne me faisaient ni chaud ni froid. Je n’y pensais pas tant que ça et l’idée de jeter à la poubelle tout l’argent et l’investissement que j’avais fournis m’était inconcevable.
J’ai passé huit ans confinée dans une neutralité destructrice sans que ça ne me dérange. J’avais perdu mes amis, mes passions, même les aliments avait un goût identique. Je n’étais pas triste, forcément, et je pense que c’était la pire partie de ma routine insignifiante. Tout le monde a essayé de m’ouvrir les yeux, et c’était sans succès.
Huit ans et quatre mois après l’opération, je me suis réveillée à sept heures comme d’habitude. J’ai bu mon café, me suis habillée et j’ai commencé ma journée. C’était un matin classique, comme tous les matins depuis quatre-cent quarante-six semaines. J’avais arrêté de regarder les photos d’Emma depuis un long moment déjà, je ne voyais pas l’intérêt de me souvenir d’une personne morte. A midi quart, j’ai reçu un appel d’Olivier, un collègue de travail. Il m’a annoncé que Nora, ma secrétaire, était morte quelques heures auparavant dans un accident de voiture, et je me suis évanouie.
A mon réveil, j’étais submergée par une vague de souvenir : Emma m’avait demandé en mariage ; Olivier avait apporté des donuts pour son premier anniversaire au boulot ; ma mère m’appelait tous les jours pour me raconter sa journée ; les films d’amour me mettaient de bonne humeur ; Emma m’avait aimée jusqu’à son dernier souffle ; Nora était morte dans un accident de voiture ; Emma était morte dans un accident de voiture. Même la science n’a pas pu neutraliser l’essence de ma personne. J’ai passé des années à détruire mon existence en étant persuadée que je ne ressentirais plus jamais rien alors qu’en réalité, ne rien sentir est la pire malédiction qu’on aurait pu me jeter. Emma a retrouvé malgré elle une partie de moi qui était a priori perdue. Et je me suis retrouvée dans ma voiture, pleurant de joie, de tristesse et de soulagement.