Tout a commencé il y a trois ans. À l’époque, j’allais vers ma majorité et je finissais mes études. Mes parents m’avaient scolarisé dans le lycée le plus réputé de la ville. Ils voulaient toujours ce qu’il y avait de mieux pour leur enfant et pour leur rendre la pareille, il fallait que je sois doué en tout. Le meilleur en français, le meilleur en math, le meilleur en gym, le meilleur en art… Evidemment, on ne m’a jamais demandé mon avis. Presque toute ma vie était déjà tracée et c’était ainsi. Je n’avais pas vraiment cherché à m’y opposer. À quoi bon ? Ils ne m’écoutaient jamais de toute façon. Par chance, ils me laissaient voir Mei, ma meilleure amie. Ma seule amie. Je n’ai jamais été très social ; de toute façon mes études intensives ne me le permettaient pas. Elles ne me permettaient pas non plus de réfléchir par moi-même. Voilà un avantage pour mes géniteurs : Il ne fallait surtout pas que leur « fifille chérie » se rebelle !
En bref, ma vie n’avait rien d’excitante. Elle était même banale car oui, c’est normal pour certaines personnes d’avoir un avenir tout tracé par d’autres que soi. Tout allait plutôt bien avant que ça n’ait dérapé complètement.
C’était un lundi. Ce genre de lundi pluvieux et déprimant où on regarde les gouttes d’eau s’échouer sur la vitre de la classe de biologie, un soupir d’ennui s’échappant de nos lèvres. Comme quoi il suffit de se confier aux mauvaises personnes pour voir la seule issue menant au bonheur se fermer à tout jamais… C’est ce qui m’est arrivé : J’ai dit les mots de trop lors d’une soirée bien arrosée et voilà qu’en ce lundi matin, la rumeur a couru dans la classe. Ils m’ont jugé, dévisagé, m’ont ri au nez sans que je ne comprenne pourquoi. Je me suis tourné vers Mei avec un air interrogateur. Elle m’a alors posé cette question :
– C’est vrai ce qu’ils racontent ?
– Quoi ?
– T-tu es vraiment… enfin tu sais…
– Je suis quoi, Mei ?!
– Transgenre.
Ces quelques mots de trop qui m’avaient échappés lors de cette soirée ont suffi à changer ma vie. Ces visages méprisants, ces rires moqueurs s’étaient rapidement multipliés dans tout le lycée.
Depuis que la nouvelle s’était répandue dans le bahut, beaucoup de choses avaient changé. On me bousculait dans les couloirs ; on me lançait quelques insultes au passage ; on me traîtait de putain et d’erreur de la nature. Un jour, on m’avait bloqué l’accès aux toilettes des filles et des garçons. Il fallait que je choisisse mon identité de genre.
Heureusement, Mei est toujours restée à mes côtés mais je ne suis pas sûre que ce soit une bonne chose. Depuis mon coming-out* forcé, elle est un peu distante avec moi et son regard d’habitude si joyeux et rieur a laissé place à un regard de pitié. C’était à ce moment-là, quand elle m’a observé de ses yeux désolés que j’ai pris conscience de quelque chose. Quelque chose qui, malgré toutes les peines du monde pour le retrouver, ne reviendra plus jamais. C’était à ce moment-là que j’ai vu notre relation s’effriter comme un beau miroir se brise sous le choc d’un élément perturbateur. On n’aura plus jamais la même relation qu’auparavant.
Quelques jours plus tard, l’école avait téléphoné à la maison. J’ai pu voir au visage de ma mère que ça ne présageait rien de bon pour moi. A la fin de l’échange, elle nous a appelés, mon père et moi, dans le salon. C’est là qu’elle m’a demandé des explications. J’ai fait mine de ne pas comprendre avant qu’elle prononce les mots « comportement », « baisse des points » et surtout « une histoire de transidentité ». Je n’étais pas étonné que mes profs aient été mis au courant de ça mais jamais l’idée qu’ils téléphonent à mes parents à ce sujet ne m’était venue à l’esprit. Je leur ai donc tout expliqué. Tout. Pour ma mère, ça a été l’effondrement. Entendre sa fille avouer qu’elle souhaite se faire opérer pour changer de sexe était impensable. Mon père, lui, avait un orage qui grondait en lui. Le calme avant la tempête. Une boule grossit dans mon ventre petit à petit. Il fallait que je me prépare à ce qui allait suivre. D’un coup, l’orage éclata. La voilà, la tempête! Elle faisait rage dans le salon. Je ne pus m’empêcher de penser au reste du monde qui ignorait tout de ce déluge de reproches que je recevais. Le monde continuait à vivre alors que mes parents pourrissaient doucement dans mon esprit.
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Les deux années qui ont suivi ces évènements n’ont pas été très simples non plus.
Mes parents m’ont transféré dans un autre lycée, suite à la découverte de mon harcèlement. C’était un établissement moins réputé mais le niveau y était assez bon. Encore une fois, je n’ai pas cherché à me faire des amis. Ça ne m’a pas empêché de sympathiser avec certains de ma classe. J’avais demandé à mes géniteurs de me couper les cheveux, j’ai pu les raccourcir un peu plus haut que mes épaules, style coupe au carré. Je me sentais plus à l’aise qu’avec mes longs cheveux. C’est comme si j’avais fait un pas de plus vers l’apparence physique que je convoitais tant. Ils m’avaient formellement interdit de couper plus court que les pointes. Résultat : ma chevelure a repoussé entretemps. Le jour de mes 18 ans, j’ai profité d’être enfin majeur pour quitter le nid familial. De toute façon, que je sois là ou non, ça n’aurait fait aucune différence. Ça arrangeait mes parents d’ailleurs. Nous étions devenus des étrangers et nos discussions s’étaient réduites à de simples échanges à propos de l’école au repas du soir. Je m’étais donc loué un petit appart d’étudiant dans la capitale avec l’argent que j’avais économisé de divers petits boulots et de celui de mes parents. J’avais décidé de faire des études en sociologie. Ce que j’étudiais m’importait peu, je n’avais pas de but particulier.
J’avais atteint l’âge légal pour me faire opérer et je m’étais renseigné sur les démarches à suivre. J’avais donc vu une vingtaine de psychologues pour qu’ils me disent si oui ou non j’étais prêt à changer de corps. Au final, je devais en avoir vu une trentaine ou même une quarantaine… Je ne sais plus, je n’arrivais plus à les compter. Ça m’avait terriblement découragé. Non pas que je ne voulais plus faire l’opération, mais c’était plutôt toutes ces personnes que j’étais forcé de rencontrer. Elles croient savoir mieux que nous s’il faut entamer la transition. Comme si c’était elles qui étaient nées dans le mauvais corps. C’en est ainsi pour beaucoup de gens, y compris moi.
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Aujourd’hui, je me sens détaché de tous ces évènements. Je suis devenu une âme sans vie et sans objectifs. Je me contente de déambuler dans les tristes rues de la ville sans destination précise. Je marche tout simplement. Je marche à en avoir mal aux pieds pour finalement rentrer dans mon petit appartement semblable à tant d’autres. Je repasse devant une petite épicerie où j’ai un jour tenu un job d’étudiant. Il n’était pas plus compliqué que les autres et ma paye était raisonnable. Quand mon père l’avait appris, il m’avait ordonné de démissionner. « Ce n’est pas digne de toi », qu’il disait. « Va plutôt étudier tes leçons ».
Un soupir s’échappe de mes lèvres durcies par la fraicheur du mois de novembre. Je n’aime pas ce mois. Il pleut tout le temps, l’air est humide et frais et il ne fait pas assez froid pour remplacer la pluie par cette neige blanche et féérique. Je tourne à un carrefour pour me rendre dans une autre petite ruelle sombre et triste. Au bout de ce chemin, j’aperçois le pont. Celui qui ne m’inspirait pas confiance à mon arrivée dans la capitale et pourtant, il m’intriguait. Je m’en approche doucement et m’accroche à la rambarde me séparant du vide où au fond, coule une rivière.
En ce mardi matin, je suis seul. Il n’y a rien que moi sur le pont. Le vent souffle fort, aujourd’hui. Je manque de perdre l’équilibre un peu trop tôt. Un rayon de soleil éclaire une partie de la ville qui semble s’illuminer l’espace d’un instant. Je prends le temps de regarder ces grands bâtiments, ces maisons aux toits gris ou noirs, ces arbres se faisant rares ici. Pour la première fois de ma vie, je me sens bien, soulagé d’un poids.
Jeter un dernier regard avant de ne plus y voir.
*« Coming-out : un coming-out est l’annonce volontaire d’une orientation sexuelle, d’une identité de genre ou d’une variation naturelle du corps. »