C’était un mardi matin, le début d’une longue et ennuyante journée de boulot. Pourtant, j’adorais mon travail. Je me sentais comme à la maison, chez moi, entourée de livres qui racontaient des histoires passionnantes sur des centaines de personnages imaginaires. L’odeur de renfermé submergeait la grande pièce remplie de bibliothèques en bois de chêne sombres, de bouquins, de fauteuils et d’armoires toutes autant désordonnées les unes que les autres.
Malheureusement, plus personne ne venait à la bibliothèque, la plupart des gens ne lisaient plus, ils n’avaient plus le temps. Et pour le peu de personne qui aimaient encore ce sentiment que procurait un bon bouquin, ils préféraient commander leurs livres sur internet ou les lire sur une tablette.
Les quelques retraités qui venaient encore à la bibliothèque, parce que celle-ci leur rappelait de vieux souvenirs d’enfance, disparaissaient petit à petit. Je ne sais pas ce qui leur arrivait, mais j’imagine que le temps les consumait lentement, ils n’étaient plus tout jeunes. Aujourd’hui, comme chaque jour d’ailleurs, j’étais seule. Même mes collègues ne se donnaient plus la peine de venir au travail. Cela ne me dérangeait pas. J’aimais être là, il m’arrivait souvent de m’endormir au milieu d’un tas de livres pendant que je m’amusais à ranger ceux-ci par ordre alphabétique, après tout personne n’allait le remarquer…
Alors que je m’assoupissais, au milieu de ma lecture, sur le vieux canapé vert émeraude, j’entendis distinctement le son d’un piano. Le grand piano à queue situé à proximité de l’entrée qu’on avait installé à l’époque où la bibliothèque accueillait encore des concerts… C’était magnifique, j’ai immédiatement reconnu un air de Debussy.
Je faisais danser mes doigts sur les rebords du canapé au son de la mélodie pendant que je m’éveillais petit à petit. En temps normal, j’aurais été contrariée que l’on me réveille, mais pas cette fois. Je ressentais la mélancolie et le calme de l’artiste qui parvenait à communiquer ses propres sentiments à quiconque l’écoutait jouer. Cela me transportait dans un autre univers, là où tout perdait de son importance.
Je décidai alors de me lever pour aller voir qui était ce mystérieux musicien et pourquoi il venait à la bibliothèque. Peut-être avait-il besoin de renseignements ? C’est alors que la musique s’arrêta brusquement. M’avait-il entendu arriver, avait-il pris peur ?
Puis, j’entendis la grande porte de la bibliothèque se refermer, laissant place à un silence presque assourdissant.
L’inconnu s’était certainement enfui, j’espérais qu’il revienne. Il jouait si bien !
Le lendemain matin, en entrant dans la bibliothèque pour débuter ma journée, je le vis. C’était l’inconnu de la veille, j’en étais sûre.
Il était de dos et lisait un ouvrage sur le solfège, assis près du grand piano.
« Excusez-moi, que faites-vous ici ? La bibliothèque n’est pas encore ouverte. »
Il se retourna et je croisai son regard, celui-ci paraissait si vide, presque sans vie et pourtant je n’avais jamais ressenti ça auparavant. J’ai directement su que c’était lui, et pas un autre. Un sentiment d’espoir, de sécurité, mais aussi de peur, se manifestait en moi. Pas à cause de lui, mais plutôt à cause de tous ces sentiments qui se mélangeaient en moi.
Je rêvais alors de rester éternellement à ses côtés. C’était donc cela, tomber amoureuse ?
« Oh pardonnez-moi, la porte était ouverte, j’en ai profité pour venir jouer un peu de piano. » dit-il.
Je suis restée là, immobile, à le fixer sans dire un mot.
Je me retournai alors afin de vérifier si la porte était, comme il l’affirmait, déjà ouverte avant mon arrivée, mais quand je voulus reposer mes yeux sur l’inconnu…
Il avait à nouveau disparu. Comment était-ce possible ? Ne sachant pas quoi faire, je me mis à sa recherche. Finalement, je le vis assis sur mon canapé vert préféré.
Je m’approchai alors de lui, il leva les yeux de son livre et me sourit, comme s’il m’attendait.
« Bonjour, je peux peut-être vous aider ? » finis-je par demander.
Il se contenta de me sourire avant de me faire une petite place, comme pour m’inviter à m’asseoir à ses côtés. Je m’assis à côté de lui et nous commençâmes à discuter.
J’avais l’impression de le connaitre depuis des années, je me sentais tellement à l’aise en sa présence. Les heures semblaient devenir des secondes, et malheureusement, il était déjà temps de fermer la bibliothèque.
« Oh mince, il est déjà l’heure de la fermeture… Je vais devoir partir ».
Ne sachant pas trop comment lui dire au revoir, je décidai de lui serrer la main.
Elle était glaciale, c’était comme si j’avais plongé la mienne dans un bac de glaçons. Je sursautai sans comprendre ce qui venait de se passer. Il partit alors sans dire un mot.
Quelques mois s’étaient écoulés. Chaque jour, le beau jeune homme, qui n’était désormais plus un inconnu pour moi, venait me tenir compagnie dans ma solitude, il en profitait également pour jouer un peu de piano de temps en temps.
Il s’appelait Silas Cullen, un nom que je trouvais très élégant…
Au fil des jours, j’avais appris beaucoup de choses sur lui grâce à nos discussions et à ses histoires captivantes, je dois le reconnaître…
Je ne pouvais m’empêcher de me demander comment un homme tel que lui pouvait être seul et passer son temps dans une bibliothèque.
Cependant, chaque fois que je posais la question, il souriait simplement et changeait de sujet.
J’avais donc décidé de ne pas insister, mais je me demandais malgré tout pourquoi il était si attaché à cette bibliothèque. Et puis, quelques jours plus tard, je découvris quelque chose qui bouleversa mon monde.
En feuilletant un livre qui avait été écrit il y a plus de quatre-vingts ans, j’ai remarqué un nom familier : Silas Cullen.
Je n’arrivais pas à y croire.
C’était lui, mon bel inconnu, qui avait écrit ce livre. Je me suis alors mise à fouiller la bibliothèque pour trouver plus d’informations sur cet écrivain.
J’ai découvert que Silas avait écrit plusieurs autres ouvrages, tous aussi incroyables que le premier.
La couverture d’un de ses livres portait même une photo de lui, et il n’avait pas bougé d’une ride depuis toutes ces années.
En consultant une biographie de mon bien-aimé, je remarquai avec stupéfaction qu’il avait disparu depuis plus de quatre-vingts ans !
Comment était-ce possible ?
Je n’en revenais pas, mon cœur était brisé.
Celui que je pensais être mon âme-sœur et avec qui je voulais finir ma vie n’était plus de ce monde. Cependant, j’ignorais que Silas se tenait derrière moi et m’avait vu plongée dans un livre datant de presque une centaine d’années qui avait été mystérieusement écrit par lui en personne.
« Je peux tout t’expliquer, je t’en prie écoute-moi ! »
Les mots me manquaient. Je restais debout, immobile et terrifiée, attendant qu’il me donne un semblant d’explication qui puisse tenir la route.
– « Tu te souviens de ce que tu lisais le dix septembre ? »
– « La veille de ta première…visite ? Et bien, mais c’est vrai… un de tes livres, en fait. J’avais complètement zappé. »
– « Je vais te confier un secret : tant qu’on les lit, les auteurs ne disparaissent pas vraiment. Mais voilà, tu sembles bien être ma dernière lectrice… Non, ne ferme pas celui-là, c’est le dern…
Trop tard. Il avait disparu. Il s’était évaporé. En refermant sa biographie, je l’avais renvoyé au paradis des auteurs…
Je pleurai beaucoup, repris la lecture du livre qui l’avait fait réapparaitre mais rien n’y fit.
Depuis quelques temps, je relis les poèmes du bel Alfred de Musset. On ne sait jamais. Et puis, je me sens parfois bien seule dans cette bibliothèque…