Le soleil réchauffe ma peau, l’air est doux, le clapotis des vagues m’apaise. Pour une fois. Je prends une grande inspiration afin d’aérer mon esprit. Timothée dort contre moi. Je suis heureuse quand je le vois si paisible, ce qui est rare ces derniers temps.
Je surprends une mouche à me tourmenter. Je la chasse d’une geste vif sans réveiller mon frère. À 10 ans, il a besoin de beaucoup de sommeil.
Les autres autour de moi somnolent. Je dois être la seule éveillée en plus du « capitaine ».
Nous sommes tous plus que épuisés. Cela fait une semaine environ que nous tangons en harmonie avec le bateau pneumatique qui nous sert de misérable embarcation. Le moteur nous a lâché rapidement après que nous soyons partis et nous sommes à la dérive depuis. Une faible voix me surprend dans ma réflexion.
«Amalya… On est bientôt arrivés ?» me demande mon frère.
«Non Tim. Enfin, je ne sais pas.» lui dis-je sans trop lui montrer mon inquiétude.
J’ai envie de lui dire que personne ne sait quand nous allons voir le bord du rivage et si nous serons encore tous en vie.
Ça me fait mal de le voir si affaibli. Timothée manque d’eau et la nourriture est de plus en plus rationnée . Je me demande depuis plusieurs jours si j’ai fait le bon choix en embarquant ? Était-ce mieux de rester chez nous, au milieu des bombardements ? Au milieu de ces morts dont font partie nos proches et nos amis ? Nos parents désiraient que nous quittions la maison pour trouver un pays où la paix règne. « Là-bas vous aurez un avenir, pas ici. » avait dit notre père d’un air grave. Quant à maman, elle ne faisait que sangloter dans ses bras. Je leur avais alors demandé pourquoi ils ne venaient pas avec nous et ils nous avaient simplement répondu qu’ils devaient garder la maison. Je m’étais dit que c’était complètement impossible mais quand nos parents ont une idée, il n’y a pas moyen de les faire changer d’avis. Quelques jours plus tard, nous avions rendez-vous au point d’embarcation. La famille avait donné toutes les économies qu’il lui restait afin de payer le passeur. Je ne pensais pas qu’un jour nous aurions à embarquer sur un bateau de fortune sans la conviction d’arriver sain et sauf sur la « terre promise ».Pourtant, c’est ce que nous avons fait et voilà des jours que nous sommes sans nouvelles des uns et des autres.
J’entends des lamentations venant de l’autre côté du bateau. C’est un homme plus âgé. Sa jambe le fait atrocement souffrir depuis que nous sommes partis. Il a été touché lors d’une fusillade et sa blessure ne fait qu’empirer. Je me demande même si elle n’est pas infectée.
Je remercie le ciel que Tim et moi soyons en bonne santé pour le moment. Avec le manque de nourriture, d’eau et de soin, notre état risque de se détériorer dans les prochains jours alors il faut profiter de notre condition physique maintenant.
Au début, le paysage nous plaît mais rapidement, il nous donne envie de vomir. Du bleu. Encore et toujours du bleu ou bien, si on tourne la tête, la seule vision différente que l’on obtient est celle des corps abîmés, décharnés de nos compagnons de route.
Je me suis assoupie. Trop longtemps je crois. À quoi bon s’inquiéter sur la question alors qu’il n’y a rien à faire sur ce rafiot morbide. Je lève la tête et distingue la silhouette gracieuse d’un oiseau dans le ciel azur, volant en tourbillonnant. Je veux me donner espoir en me disant que si il y a un volatile dans les parages, la terre ne doit pas être bien loin. Et pourtant… Elle pourrait être à quelques kilomètres, ça ne nous ferait pas avancer. Les courants ne veulent pas nous aider, ils nous maintiennent dans cette position statique sans que l’on ne puisse progresser de quelques mètres. Rien. On ne peut rien faire. Nous sommes tout aussi impuissants les uns que les autres. Je fixe le remous vicieux de cette océan de malheur. Je voudrais bien m’y jeter. Oublier ma vie, la guerre, le sang, les morts, cette souffrance… Je ne peux pas. Je me l’interdis pour Tim. Que ferait-il sans sa soeur ? Ou bien, pourrais-je l’entraîner avec moi ? Il ne sait pas encore nager, il flotterait à mes côtés dans l’eau salée puis sombrerait rapidement dans un sommeil éternel. Tout serait fini. Je me donne une gifle. Je ne sais même pas de quelle manière j’ai pu penser à cette idée ignoble. La faim et la fatigue me font perdre la tête. Néanmoins, un petite voix au fond de moi continue de me répéter cette phrase si tentatrice : “Allez ! Rien qu’un petit plongeon et tout sera fini. C’est si simple.”
“Pourquoi tu t’es frappée Lya ?” demande Timothée.
“Pour rien, je suis fatiguée.”
“J’ai faim. Tu peux me ramener quelque chose à manger ? S’il te plaît.”
Je me mets soudainement à pleurer.
“ Il n’y a plus rien Tim, vraiment plus rien.”
Je vois son regard se voiler de larmes. Il déteste me voir pleurer. Je ne peux plus me retenir, j’ai le droit de craquer. Je suis humaine, enfin, peut-être que je suis un fantôme comme tout le monde ici. Nous sommes perdus, oubliés de tous.
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Ce que je redoutais le plus est arrivé. Ce matin, nous nous sommes réveillés avec à nos côtés un mort, ou plutôt deux. Une jeune femme enceinte nous accompagnait et évidemment sans soin ni nourriture, ses jours étaient comptés. La panique monte à bord. J’entends des passagers s’affoler :
“Il faut jeter le corps à l’eau, elle pourrait nous apporter des maladies ! – Non tu es fou, elle portait un enfant ! – Il a raison, il faut la balancer. Elle va nous rendre malade !”
Les voix s’élèvent. Ils deviennent fous. Ils s’emparent de la mère défunte et la jettent sans regrets à l’eau. Timothée s’est réfugié dans mes bras.
“Est-ce qu’ils vont aussi nous jeter à l’eau ?” me questionne-t-il.
“Non. Pas tant que nous sommes vivants.”
“Je déteste la mer Amalya.”
“Moi aussi Tim. Je la hais.”
J’essaie de conserver mes forces en me reposant mais je n’y arrive pas. J’ai l’impression que c’est encore plus éprouvant que de rester éveillée. Tim ne lutte pas contre le sommeil. Je le serre dans mes bras comme si je pouvais le protéger de tout. Je voudrais tellement pouvoir faire cela.J’ai le sentiment que nous vivons nos dernières heures.
~
Cette nuit, j’ai cru que nous allions y passer pour de bon. Une tempête a harcelé notre embarcation avec insistance. Nous avons dû lutter. Le seul point positif est que les courants nous entraînent désormais avec eux mais jusqu’où ? Jusqu’à cette terre imaginaire ? Il n’y a plus d’espoir à avoir.
Alors que je pense à cela, un homme crie brusquement.
“Je crois que je vois une terre ! Oui j’en suis sûr!”
“La faim te fait dire et voir des bêtises. “ répond un autre.
Soudain, je l’aperçois moi aussi. Je me mets à crier pour les convaincre de nous croire. Les sourires reviennent à la vie, les pleurs aussi. Je réveille mon frère. Il est aussi excité que moi. Un ciel nuageux nous accompagne mais il ne pourra pas gâcher notre joie. Nous nous mettons à ramer à la main pour atteindre le rivage au plus vite. Nous avons presque peur qu’il disparaisse comme un mirage. Arrivée à quelques mètres de la plage, je saute. Il n’y a personne autour de nous mais je distingue des habitations plus loin. Je prends Tim dans mes bras et cours avec lui pour nous étaler sur la terre ferme. Enfin ! Bien sûr, je me doute que les premiers mois ne seront pas simples en débarquant ainsi mais je reprends déjà mes forces en voyant la mer désormais derrière nous. La ville nous attend, les gens aussi. Plus loin, une petite fille blonde profite du vent en jouant avec son cerf-volant. Moi aussi j’emmènerai Tim s’amuser sur le sable. Nous serons bien ici. Peut-être que papa et maman trouveront un moyen de nous rejoindre dans quelque temps ?
J’entends des cris de protestation dans mon dos. Mon groupe s’agite. Je vois deux imposantes voitures noires débarquer sur la plage. Des hommes armés, parés des mêmes couleurs que les véhicules en descendent. Mes compagnons se mettent à courir. Directement, le vieil homme blessé se fait prendre. Je comprends ce qu’ils veulent faire de nous. Mon coeur se met à battre à du mille à l’heure. J’attrape Tim mais avant que je n’ai le temps de commencer à courir, des bras puissants m’encadrent. Un autre homme écarte Timothée de moi et il l’entraîne loin tandis que l’homme qui me fait prisonnière me passe un colson en plastique autour des poignets. Les larmes ne coulent plus. Je n’en ai plus la capacité. Même pas celle de hurler après mon frère. On me force à avancer vers les voitures. Avant que je m’engouffre dans une de celles-ci, je jette un dernier regard vers la petite fille qui nous observe apeurée. Elle, elle aura un futur. Pas moi. Ils vont me renvoyer chez moi. Je ne sais même pas s’ils vont me laisser mon frère. Chaque humain a un destin à accomplir et tous nos futurs divergent sauf que le mien n’aura pas lieu d’être. La petite fille blonde deviendra certainement médecin ou avocate. Ce ne sera pas mon cas car je vais mourir. Soit dans mon pays, soit mentalement. Il n’y a plus aucune issue. Plus aucun futur.