Du haut de l’étagère un gros ours en peluche abandonnait sa patte suspendue au-dessus du vide. On apercevait les blessures de guerre: de la mousse ressortait sur les côtés et sa couleur, autrefois rose laissait place à un dérivé de noir et de gris mêlé de particules poussiéreuses qui s’y étaient incrustées. Des yeux tout ronds ne cessaient de s’émerveiller devant l’immensité du buffet et de la hauteur qui séparait le plancher de la grosse patte poilue. Le vieil ours n’avait plus rien pour plaire, c’est bien pour cela qu’on avait pris la décision de le ranger sans même le consulter, sans lui demander son avis. Est-ce qu’il se trouvait trop vieux pour ne plus consoler les enfants? Commençait-il à se sentir inutile? Avait-il perdu sa cadence pour rester éveiller toute une nuit à s’assurer qu’aucun monstre ou cauchemar ne s’introduise dans la chambre des petits? Après tout, qui d’autre mieux que lui pouvait répondre à toutes ces questions?
Optimiste, l’enfant se mit sur la pointe des pieds et tendit le bras en agitant le bout des doigts, cherchant désespérément à atteindre la peluche devenue désormais le Saint-Graal à ses yeux. Il finit par comprendre que ses petits membres n’arriveraient pas à satisfaire son but. Il était comme attiré par un aimant par cette quête qui aurait pu le tenir éveillé toute une nuit.
Il fallait qu’il trouve une autre solution, il fallait qu’il travaille avec son cerveau. Il se gratta la tête pendant plusieurs secondes jusqu’à ce que son visage s’illumine; il tenait son idée. L’enfant se mit du côté droit de l’armoire massive et commença à cogner son bassin contre celle-ci, la faisant trembler. L’ours mit du temps à vaciller et, une fois que la peluche fut attirée par la force gravitationnelle, le petit génie tendit ses bras hésitant, les yeux levés au plafond.
- Gagné! s’écrie-t-il à haute voix.
Ses mains rentrèrent en contact avec la peluche froide et son odeur inconnue. Il l’observa de tous les côtés. Jamais il n’avait été tant intrigué par quelque chose.
Dans la société où il vivait, il n’y avait pas grand place pour les questions et les émerveillements. Tout était écrit et aucun écart n’était permis. La culture et l’éducation s’arrêtaient aux besoins basiques de l’humain et l’histoire n’était pas enseignée là où 3897 vivait. Il n’avait jamais vu une telle chose, et instinctivement il voulut la serrer fort contre lui. Ce qu’il fit, sans la moindre méfiance. Il regarda les yeux doux et le sourire en coin de l’ourson, il lui sourit en retour. 3897 décida de l’emmener dans sa chambre. Il regarda d’abord autour de lui pour être sûr que personne ne le surprenne en train d’emmener ce trésor dans son refuge. Il s’enferma à double tour et jeta un bref coup d’oeil à l’horloge sur le mur blanc au-dessus de son lit blanc et terne lui aussi. Il lui restait une bonne demi-heure avant qu’Elsa ne lui donne son repas du soir. Il se sentit pousser des ailes, il était sûr que ce soir tout était possible pour lui, sentiment qu’il n’avait jamais ressenti avant. Soudain des vibrations saccadées secouèrent les pieds du jeune garçon mais il ne paniqua pas pour autant. Tout lui semblait normal, du moins il partait de la logique que rien ne pouvait être plus dramatique que la situation actuelle de son pays. Malgré ses 6 petites années il était déjà conscient de son mauvais fonctionnement. Alors il se laissa surprendre.
Il ne voulait qu’une chose, c’était s’émerveiller.
Il ferma les yeux pour que les sensations soient plus fortes encore et se laissa complètement abandonné. Et puis plus rien. Plus de secousses. Le calme. Il fut presque déçu jusqu’à ce que ses paupières se soulèvent; l’ours en peluche avait embelli. On aurait dit qu’il était lavé, recousu et il lui parut même plus gros. Il se demanda alors si c’était possible qu’une peluche puisse manger. Et pourquoi pas?
Ce qui était plus surprenant c’est qu’il lui avait paru bouger les pattes. Il se frotta les yeux comme pour se les nettoyer et se remit à le fixer une seconde fois. L’émerveillement avait dépassé ses attentes; l’ourson se tenait debout, l’air rassurant devant lui.
- Comment te sens-tu, fis l’ours au petit garçon d’une voix lourde.
Il avait le regard doux et les lèvres souriantes. L’enfant n’avait pas été troublé par les mots qui sortaient de la bouche de la peluche mais plutôt par la question qui venait de lui être posée. Il ne savait pas quoi répondre. Il avait déjà entendu parler des sentiments et des ressentis mais cela faisait bien longtemps qu’on ne parlait plus de ces choses-là. Ça avait commencé quand les forces de l’ordre étaient descendus en ville pour forcer chaque citoyen à ingurgiter une pilule. Il était encre fort petit et ne savait pas à quoi elles servaient mais il avait vu ses parents devant ses yeux se laisser faire, les yeux humides se laisser droguer comme des animaux sans défense. Il avait pleuré. Il avait crié. Mais personne ne l’avait entendu, personne à part lui-même. C’est peut-être dû au fait qu’il n’avait sorti aucun son, aucune larme. Ses émotions étaient déjà coincées à l’intérieur de son corps, bloquées à jamais. On dirait que lui non plus n’a pas échappé à la pilule noire.
- Moi j’aimerai bien vous dire comme je me sens mais j’y arrive pas, déclara le petit tout en tortillant ses doigts l’un dans l’autre.
- Mais bien sûr qui si, il suffit que tu te souviennes.
- Mais de quoi donc Grand ours?
- Te souvenir d’avant, de la vie d’avant.
- Mais c’est impossible ça, j’ai rien connu d’autre que ma vie ici, je comprends pas trop ce que vous voulez dire.
L’ours lui mit la patte sur l’épaule et ouvrit la fenêtre de la chambre. Les deux silhouettes disparaissaient dans la lumière. 3897 plissa les yeux pour se protéger de la clarté éblouissante. Ses yeux n’étaient pas habitués à cette nouveauté et lorsque ses pupilles s’adaptaient petit à petit il découvrit la merveille. Il tournait sur lui-même pour bien s’assurer qu’il n’avait pas rêvé. Il y avait là un immense pré fait d’un dérivé de vert très vif. Il y avait une grosse boule de feu dans le ciel qui réchauffait le corps du garçon qui parut inoffensive. Le ciel était entièrement dégagé et coloré de bleu pastel. Ses oreilles distinguaient des bruits de tous les côtés, les oiseaux chantaient des mélodies douces et des chants mélodieux qui aurait pu rassurer tous les enfants de la ville. Face à lui il y avait un pont en bambou qui traversait une rivière d’eau claire. Beaucoup de petits poissons sautaient hors de l’eau pour aussi tôt y replonger. C’était marrant. Tout lui paraissait grand et beau. Il respira à pleins poumons et sentit l’air frais pénétrer dans son corps. Il souriait sans effort. L’ours l’invita à se coucher sur le sol. L’enfant se jeta dans les bras de l’ourson et ils tombèrent tous les deux sur l’herbe fraiche. Elle sentait bon et il y avait là des fleurs sauvages un peu partout, comme si elles étaient tombées et qu’elles s’étaient accrochées dans la terre en désordre. Ça lui plaisait plutôt bien. Les deux complices éclataient de rire. Ils étaient bien là où ils se retrouvaient.
- Veux-tu voir la suite?
- Quelle suite?
- Il y a d’autres bonheurs à découvrir ici si tu le souhaites.
- Oh oui je le veux, s’il te plait s’il te plait Grand ours, supplia l’enfant.
À ces mots toutes sortes d’animaux à quatre pattes courraient à travers l’immensité du champ. Ils étaient tous majestueux et tous aussi heureux que 3897.
- Je veux vivre dans ce monde Grand ours, j’amènerais papa et maman ils adoreront, je veux plus retourner à la maison, il fait trop sombre et trop noire et puis je souris pas quand je suis là-bas.
L’ours ne répondit rien. Il prit l’enfant part la main et l’emmena vers une petite cabane en bois. Impatient, le garçon poussa la porte de la maisonnette.
- Mais où sommes-nous Grand ours?
- À ton avis, essaye de trouver par toi-même.
Il réfléchit et leva les yeux au ciel comme si la réponse allait apparaitre sur le plafond.
- Peut-être une maison?
- Bien vu, s’exclama le sage ours.
- Mais elle ressemble pas à ça ma maison, elle est pas aussi belle, elle est…
- Moins vivante? termina l’ours.
- Moins vivante, répéta l’enfant comme un écho.
Une odeur non familière vint titiller le nez du petit et lui donna des crampes douces au ventre.
- Que m’arrive-t-il?. Grand ours, j’ai mal au ventre, s’inquiétait-il.
- C’est normal, fit-il en riant. Tu n’as pas mal au ventre, ton estomac cri famine. En d’autres mots tu as faim.
- Et c’est grave?
- Mais non pas du tout mon petit pot de miel. Si j’étais toi j’irais dans la cuisine et je verrai ce qui m’attend là-bas, déclara-t-il tout en lançant un clin d’oeil.
D’un pas franc il atteint la cuisine et y voit une part immense de brownie au chocolat. De plus il s’en approcha de plus l’odeur était forte. Ça sentait drôlement bon. Il voulut n’en faire qu’une bouchée, il savait qu’il ne devait pas se méfier. Il le pressentait. Il regarda l’ours l’air de dire s’il pouvait le manger et il lui donna son feu vert. Il y avait une explosion de gouts et de saveurs qui cognaient contre sa langue et son palais. Il était encore meilleur que ce qu’il ne sentait. Il se lécha les doigts un par un. Par gourmandise, il tendit sa main vers un cookie à la cerise et donna un autre à son ami. La bouche encore pleine il engagea la conversation.
- C’est ici que tu vis Grand ours?
- Non mon enfant, je suis ici dans le but de te transmettre un message.
- Quel message? Quelque chose de codé?
- En quelque sorte oui. En réalité c’est un petit peu plus compliqué que ça. Tu es très intelligent et tu as réussi à te poser suffisamment de question pour éveiller une curiosité que peu sur cette terre détienne encore. Les gens n’ont plus le temps de se questionner et de s’émerveiller ce qui est très dommage. La société a tout fait pour étouffer tous les souvenirs de cette nature et du cadeau que la vie est. L’homme a pris possession du pouvoir sur la terre, il a voulu devenir maitre du monde mais il a échoué.
- Tu veux dire que j’aurai pu grandir ici?
Il baissa la tête comme s’il avait honte de ce qu’il allait devoir répondre au petit.
- Les choses auraient pu tourner différemment pour toi, oui.
- Il y a-t-il d’autres choses que j’ignore Grand ours? Y a-t-il d’autres choses dont on m’a privé?
- Des milliers. Mais je ne suis pas de tempérament négatif. Il y a encore des gens sensés et bons. C’est pour ça que je suis debout en face de toi, c’est pour enseigner à des en-fants comme toi la vraie vie, à quoi ressemble le bon qui se cache derrière ce mal. Tu fais parti des clés pour retrouver ce bonheur.
- Mais je ne suis qu’un enfant, qu’est-ce qu’il faut que je fasse?
- Ce n’est pas à moi de te dire quoi faire, tu le sauras en temps voulu.
Le petit garçon aurait aimé que toutes ces paroles soient vraies. De toute manière il ne rentrerait pas chez lui, il l’avait décidé, pour rien au monde il ne voudrait retrouver sa routine monotone, sa chambre froide et les hauts buildings gris, reflet de sa vie. Il ne voulait plus baisser le regard quand il croisait un militaire ni même boire de l’eau médicalisée tous les matins et tous les soirs. Il comprit alors que ce n’était pas une vie pour un petit garçon, il commençait à se douter que la vie ne pouvait pas ressembler à celle qu’il avait vécu jusqu’à présent. Il sentit des secousses sous ses pieds. Sauf que cette fois-ci il n’était pas rassuré. Il se cramponna fort à son nouveau compagnon. Ils échangeaient un regard craintif. 3897 commençait à avoir peur, il ne su s’empêcher de verser des larmes sur le teddy. Grand ours essaya de rassurer l’enfant. Le sol de frémissait plus.
- Savais-tu qu’avant les enfants possédaient tous un nom et c’est par ce nom qu’on les appelait.
- Moi je porte un numéro, c’est pas pareil?
- Non mon pot de miel, ton nom c’est le début de ton identité, le numéro que tu portes marque la fin de l’humanité.
L’enfant ne répondit rien. Il était fatigué. Ils étaient partis se coucher sous un pommier, l’un contre l’autre.
- Je peux t’en donner un si tu le souhaites.
L’ours retrouvait à nouveau les étoiles que l’enfant avait dès qu’il avait posé son regard sur le sien. Il l’avait sans qu’il ne s’en rende compte, rassuré lui aussi.
- J’ai trouvé, que penses-tu de Bernhard?
- Ça veut dire quelque chose?
- C’est un prénom qui signifie ours courageux.
- J’aime bien Bernhard, ça me fait penser à toi. Il poursuivi.
- Je sais enfin répondre à ta question Grand ours.
- Laquelle mon pot de miel?
- Bien, je me sens bien Grand ours.
Ils se prirent l’un l’autre dans les bras mais les secousses reprirent sous les pieds de Bernhard bien plus fortes encore. La terre se mit à trembler et les couleurs devenaient de plus en plus floues autour de lui. Il s’accrocha à son ours mais ce dernier se recula d’un pas en arrière.
- Je ne peux pas venir avec toi, mon devoir est de rester ici. Mais je ne serai jamais très loin de toi, je resterai toujours dans un coin de ta tête et juste à côté de ton coeur.
- Mais je ne veux pas partir d’ici. Je veux vivre avec toi pour toujours ici et nulle part ailleurs, cria Bernhard.
- Jamais je ne pourrai t’oublier.
- Mais j’ai encore tant de questions Grand ours, je ne sais même pas comment s’appelle cet endroit si beau.
L’ours prit un temps de réflexion avant de lui répondre, jamais il n’aurait pensé un jour prononcé ces mots l’un à côté de l’autre. Il cacha sa tristesse et prit son air le plus rassurant pour faire ses adieux à Bernhard.
- Tu étais au bon vieux temps.
Le sol se stoppa net de trembler. Bernhard entendu une voix familière qui lui paraissait insistante.
- 3897, votre repas du soir est prêt. Veuillez l’extraire du compartiment.
La voix n’était pas douce, la voix n’était pas accompagnée de tendresse, elle était robotisée. Elsa avait finit par extraire le repas elle-même avant de retourner se mettre sur sa base de chargement. L’enfant se retrouva face à son mur blanc, confronté à la réalité des choses. Sa vie avait reprit brusquement le cour des choses. Il chercha autour de lui Grand ours mais il n’y avait rien, pas de peluche animée. Rien. Il prit sa tête entre les mains et laissa couler des larmes discrètes. Il pensa au petit garçon qu’il aurait pu être s’il s’était appelé Bernhard.
Il aurait voulu rêver plus longtemps.