Je m’en rappelle comme si cela c’était produit hier. Un soir d’hiver 1983. Les voitures klaxonnaient de tous les côtés, la lumière du soleil avait cessé de briller et les gens autour de nous nous regardaient de travers. On sentait leurs regards pleins de méfiance et de jugement se poser sur nous. Je me baladais avec mon grand-père August dans les rues de Washington pour découvrir la ville. Nous venions d’y emménager une semaine auparavant mais nous pressentions que nous n’étions pas les bienvenus.
J’étais petit et faible, mais surtout j’étais noir. Ce n’était pas facile d’être une personne de couleur au pays des blancs et les moqueries, insultes, injustices m’avaient rendu agressif et rancunier. Mon grand-père, lui, était plutôt calme, c’était un grand homme rempli de sagesse, il savait toujours quoi faire dans n’importe quelle situation. Il s’occupait de moi depuis mes sept ans. L’âge auquel j’avais vu mes parents décéder.
Nous continuions de marcher en ville pour chercher un endroit où manger. Je ne savais pas si mon intuition me trompait mais je voyais de moins en moins de noirs. C’était effrayant, c’est comme si les gens disparaissaient, se volatilisaient dans la nature. Toujours accompagné de mon grand-père, nous avions enfin trouvé un établissement qui nous acceptait.
C’était un restaurant très étrange mais nous avions tellement faim que nous ne pouvions plus attendre. L’endroit n’était pas très éclairé, on s’y voyait à peine. Les serveurs étaient bizarres, ils ne nous disaient pas un mot, c’était sans doute encore dû à notre couleur. Le service était rapide et comme toujours, Papy August mangeait des pâtes bolognaises, il adorait cela. Il avait l’air de ne pas s’inquiéter, mais moi de mon côté je n’étais pas rassuré, la peur me montait au ventre. Je mangeais très vite, trop vite pour quitter ce lieu dès que possible.
Après avoir fini de manger, Grand-père voulut aller aux toilettes avant de s’en aller. Je ne voulais pas rester seul. Il me promit de faire vite, et de revenir en deux, trois minutes. Je l’attendis donc calmement. Quatre, cinq minutes passèrent. Je me dis qu’il avait des maux de ventre mais plus le temps passait plus je commençais à m’inquiéter. Après dix minutes d’attente, comme le restaurant se vidait, je me rendis compte que j’étais le seul client. J’ai couru vers les toilettes pour voir si tout allait bien mais quand j’ai essayé d’ouvrir la porte, elle était fermée à clé. Un des serveurs blancs m’a fixé avec un sourire aux lèvres. J’ai eu froid dans le dos, je comprenais que tout ça n’était pas un hasard. J’aurais dû suivre mon instinct et partir manger autre part. Je sortis du restaurant en criant au secours mais c’était comme si personne autour de moi ne m’entendait. Je cherchais de l’aide dans les rues mais je ne vis plus personne, du moins personne de couleur. Je voyais tous ces blancs ricaner à côté de moi comme si tout cela n’était qu’un piège. Je me retrouvais seul, perdu dans Washington…
Mon père s’arrête toujours là dans son récit. Il est incapable de se rappeler comment il s’est retrouvé dans un orphelinat tenu par des religieuses (de toutes les couleurs, elles). Mais une chose est sûre, et des articles du Washington Post de septembre 1983 le prouvent : cette année-là, on déplora la disparition de dizaines de personnes noires downtown à Washington…Mais l’enquête fut classée sans suite. Ça alors…