Je suis devant l’échelle de la cabane. Elle a bien vieilli depuis la dernière fois. Je monte. L’intérieur n’a pas bougé. Il y a toujours le vieux canapé rouge que Mamy nous avait donné, la table en plastique blanc et le coffre à jouets. De la mousse a poussé sur le tronc et des petites pousses vertes sont apparues çà et là. Je regarde autour de moi : on voit à des kilomètres à la ronde. Pas comme avant, où la pollution bloquait la vue et nous piquait les yeux. Je respire l’air pur à pleins poumons. Ça fait longtemps que je n’ai pas pu respirer comme ça, sans masque.
Je redescends et me mets à marcher. Dans la rue, il n’y a personne. Au carrefour de l’épicerie, je vois quelques chiots qui jouent. Ils courent, insouciants, en plein milieu d’une rue déserte : aucune voiture, aucune activité humaine. Un coup de vent fait tomber les feuilles des peupliers et un nuage d’oiseaux passe au-dessus de moi. Il doit y en avoir des centaines. Je n’en avais jamais vu autant depuis l’abandon.
Il y a dix ans, les plus grandes puissances mondiales ont abandonné les COP. Finies, les négociations, les réglementations et les rencontres au sommet !
La majeure partie de la population a applaudi cette décision. Je me souviens d’un badaud qui, au micro d’un journaliste, s’exclamait qu’il se réjouissait de la disparition des taxes écologiques. Son sourire trahissait son soulagement à l’idée des économies que cela représentait.
Des mouvements de contestation sont nés dans certains pays. Une école de Tahiti, en panique face à la montée des eaux, avait publié une vidéo pour demander aux nations de reconsidérer la question. Sans succès. Ou encore la lettre des Esquimaux qui était parvenue au président américain dans une glacière, avec un morceau de banquise ! Dans quelques pays, des activistes s’étaient lancés dans une grève de la faim et d’autres sortaient avec des pancartes et hurlaient qu’il n’était pas trop tard pour agir.
Avec le temps, les citoyens avaient baissé les bras. Les scientifiques dénombraient les espèces animales et végétales disparues. La pollution s’amplifiait.
Un jour, le Premier ministre avait annoncé, au journal télévisé, l’obligation de porter un masque sophistiqué. Les gaz toxiques avaient atteint des taux alarmants et l’espérance de vie s’effondrait.
Un bruit me fait sursauter. Un petit animal avec une fourrure éclatante. Un chat ! Je n’arrive pas y croire. Il est là à se prélasser au soleil. Il se lèche avec application. Je m’approche de lui lentement, en faisant le moins de bruit possible. Il tourne la tête et me fixe de ses beaux yeux perçants. Ma main n’est plus qu’à quelques centimètres de sa tête. Je sens son poil doux qui réchauffe la paume de ma main. Il ronronne et en redemande. Ma gorge se serre et mon regard devient flou. Je me rappelle qu’à l’âge de quatre ans, effrayée, j’avais entendu Maman s’exclamer : « Attention, les chats sont dangereux ! »
La COP avait déjà été abandonnée par les nations à ce moment-là et il se disait que la faune était nuisible à l’homme. Moi, quand je regarde ce chaton, je ne le trouve pas inquiétant, avec ses deux grands yeux d’azur, ses coussinets roses et sa fourrure blanche tachetée de noir. Je ne peux pas m’empêcher de penser à ce que Maman dirait si elle me voyait ! Le charmant félin se dirige vers un bois. Je le suis.
À l’orée du bois, je trouve un sentier couvert de mousse et de feuilles mortes. Tout en marchant, des odeurs me parviennent : l’herbe mouillée, les champignons, la terre humide. Toutes ces odeurs me semblent si fortes… Là-bas, j’aperçois une source de lumière et me retrouve rapidement dans un champ de fleurs. Je ne reconnais que les coquelicots et les marguerites. On en avait parlé à l’école. Je hume une fleur jaune orange avec un cœur noir, puis, je me dirige vers un arbre plein de grappes de fleurs mauves. Elles sentent divinement bon.
Une sonnerie se fait entendre. Je me retourne. Cinq minutes de plus, juste cinq minutes… Maman m’appelle. Je me lève et pars me laver. Je prends mon petit-déjeuner et saute dans mes baskets. Quand j’arrive devant la porte, j’enfile mon masque anti-pollution et regarde derrière moi, hésitante. J’aimerais parler à Maman de mon rêve avec le chaton, mais j’ai peur qu’elle m’envoie chez un psy. Au moins, je sais ce que je veux faire plus tard : je veux devenir biologiste. Je veux pouvoir recréer les fleurs de mon rêve et caresser un chat encore une fois, mais pour de vrai cette fois. Je veux pouvoir respirer sans masque et voir loin, très loin…