Assis dans le bus, je regarde la vitre. Des milliers de néons qui défilent. Dans mes oreilles, la
douce musique d’un bébé qui pleure derrière moi et d’un couple en plein divorce. Je ne
saurais dire pourquoi je suis monté, sûrement une envie d’échapper à mon quotidien déprimant et lassant.
Je travaille dans une grande entreprise d’envois de colis depuis 1980 ; trente ans que je me tape douze heures de travail et cinq heures de sommeil par jour…
Arrête de penser à ça, Émile ! Dans quel bus suis-je déjà ? J’ai oublié de regarder le numéro… Tant pis, je m’arrêterai au terminus.
– Réveillez-vous ! s’exclame le chauffeur.
Mince… je me suis endormi ! Où suis-je ? Pas le temps de me poser la question ! Je dois descendre avant que l’on m’y force. Je regarde ma montre : 23 h 09. Ok… plus de transport en commun, ce soir. Il ne me reste plus qu’à déambuler dans les alentours.
Comme toujours le nuage de pollution est présent, même ici, dans cette campagne où j’ai atterri. Après deux heures de marche et plus de batterie, j’aperçois une petite maison au milieu de nulle part. Quelle étrange ambiance pour moi qui suis habitué au brouhaha et à la foule ! Tout est si calme.
Bon, finies, les rêveries ! Je vais voir si quelqu’un peut m’héberger pour la nuit.
Je toque une, deux, trois, quatre fois… Personne ne répond.
Il me semble que je vais m’inviter ; je n’ai vraiment pas envie de dormir dehors !
Je rentre et là, je suis abasourdi : des milliers d’arbres miniatures, avec des choses indéfinissables de couleurs pendues aux branches… des fruits sûrement et des fleurs de toutes les couleurs partout ainsi que des chats, des abeilles, des papillons qui tournoient… Moi qui pensais qu’il était interdit d’avoir des animaux chez soi afin de ne pas gaspiller l’oxygène…
Au milieu de cette pièce magnifique à la lumière dorée, une petite fille est assise en face d’un feu de cheminée. Elle tourne la tête et ses longs cheveux bruns bouclés suivent son mouvement. A ce moment, je découvre un bandeau qui cache ses yeux. Elle se lève et marche vers moi, pieds nus avec une jolie robe mauve lilas. Elle me touche le bras. Elle se rend ensuite dans une autre pièce alors que moi, ébahi, je reste planté là, ne sachant que faire. Je me rends compte qu’elle me prépare un thé.
– Quel est ton nom ? Désolé d’être rentré comme ça, je ne voulais pas te déranger…
Elle se retourne, secoue la tête légèrement et continue son thé. Elle a l’air jeune, douze ou treize ans peut-être ? Dans le dos de sa robe est brodé Agnès. La pauvre ! Elle a dû la mettre à l’envers sans le savoir ! Elle me sert et s’installe devant moi, sans rien dire. Le goût de cette boisson me réchauffe la gorge et bizarrement le coeur.
– Que fais-tu ici ? me dit-elle d’une voix douce qui m’avait l’air familière, le genre de voix qui vous donne envie de tout lui balancer, de vos plus grandes peurs à vos plus grandes amours.
– Je me suis perdu, j’ai nulle part où aller… Est-ce que…
Je n’ai pas eu le temps de finir ma phrase qu’elle me répond avec la plus grande des nonchalances :
– Non, sauf si tu m’aides ! me répond-elle en tournant la tête vers les magnifiques et envahissantes plantes.
Je n’y connais rien à la botanique mais j’acquiesce. Elle se lève et pointe du doigt un canapé en velours rose.
– Tu dormiras là pour les quatre prochains jours.
Quatre ? Je n’avais pas vraiment prévu ça mais bon, l’endroit est si chaleureux que je me vois mal refuser.
Elle quitte la pièce et j’imagine qu’elle rejoint dans sa chambre.
Le premier jour se passe sans trop d’encombres. Elle m’a attribué des tâches : j’ai dû donner de l’eau à ce qu’elle appelle ses habitants, nourrir les chats et nettoyer le carrelage terreux.
Voici deux jours que je suis ici et j’ai l’impression d’avoir vécu plusieurs mois en ces lieux enchanteurs. Il est midi et Agnès finit de préparer le repas. Une relation de confiance s’est installée entre nous et je l’apprécie de plus en plus.
Je sens la bonne odeur de sa soupe et de son ragoût. Je me délecte et redécouvre des saveurs d’autrefois, ça me change des nouilles habituelles.
– Comment c’est dehors ? me demande-t-elle brusquement.
– C’est très beau ! Les villes sont illuminées de mille couleurs ; des gens habitent au quinzième étage et si tu as assez d’argent, tu peux voyager aux quatre coins du monde… J’espère que ça m’arrivera un jour.
– Et si tu n’as pas d’argent ?
Je suis étonné de cette question, comment suis-je censé y répondre ?
– Tu fais comme tu peux…
Cette nuit, je me couche la tête remplie de pensées virevoltantes qui m’empêchent de trouver le sommeil. Comment vais-je vivre une fois rentré chez moi ? J’aime la ville, les charmes de son agitation, toutes ces vies affairées et le bruit qui m’enivre… Mais est-ce un réconfort ou un conditionnement ? Je commence à m’attacher à cette vie paisible et ma foi, plutôt plaisante. Bref, cesse de ruminer, Émile ! tu te tortures pour rien !
Troisième jour. Encore une fois midi, on est à deux à table.
– Pourquoi gardes-tu ce bandeau sur tes yeux ? Ta robe est à l’envers d’ailleurs…
C’est drôle, ce genre de remarque ne me ressemble pas !
– Je ne veux pas voir ! A quoi bon… je connais cette maison par cœur, elle est immonde, autant que ta vieille ville nuisible pour ses habitants !
Je ne sais pourquoi mais ce propos m’a énervé !
– Tu ne te rends pas compte de la chance que tu as d’être ici ! lui dis-je sèchement
Elle se lève aussitôt et se retire dans sa chambre.
Mince, je pense l’avoir vexée, j’oublie parfois que j’ai affaire à une gamine ! Je ne la reverrai plus ce jour-là. Je me suis contenté de caresser les chats auxquels je me suis pas mal attachés.
Quatrième jour : le dernier, la fin. Ce matin, je me réveille et vois Agnès assise au bout du canapé, son bandeau humide. Je me lève et avance vers elle. Délicatement, je décide de lui ôter ce morceau de tissu pour découvrir de jolis yeux marron. Son regard me transperce l’âme ; un regard si brut, si honnête, si rare. Je la prends dans mes bras et lui chuchote :
– Tu ne réalises donc pas la beauté de ton monde.
– Tout comme tu ne réalises pas l’horreur du tien !me rétorque-t-elle entre ses sanglots.
Deux heures plus tard, j’étais de retour dans mon bus. Je regardais encore ces mêmes néons dont j’avais oublié l’intensité, les gens qui défilaient par centaines, ces buildings qui grattaient toujours le ciel.
J’aime toujours ma ville cependant, un sentiment de mélancolie se réveille en moi quand je pense aux mille plantes, à l’air si pur et à la voix suave d’Agnès.
Comment honorer ces quatre jours passés à ses côtés ? C’est pour ça que j’écris : pour partager mes pensées avant que notre monde si verdoyant autrefois ne soit perdu à jamais.