C’était un repas de famille comme les autres, et j’ai eu envie de leur annoncer ma décision. Alors, je leur ai dit que j’arrêtais, que tout ça c’était fini pour moi, et qu’ils ne me verraient plus jamais de la même manière. Ils ont ri… ma famille a ri. Mes enfants, mes parents et même ma grand-mère, ils ont tous ri. Enfin non, pour être exact, ils n’ont pas vraiment ri, ils ont eu un soufflement de nez, tous en cœur, accompagné de roulades d’yeux,… Ils réagissent comme ça parce qu’ils ne me croient pas, mais ils verront bien qui va se débarrasser de cette saloperie ! Ma mère m’a dit :
- C’est bien mon chéri, je suis sûre que tu vas y arriver, la dernière fois ce n’était pas la bonne, mais là, cette fois-ci, tu es motivé, tu vas y arriver. Je le sais.
Elle me regardait avec un sourire niais. Elle n’était pas sincère, elle ne me croyait pas, je le savais parce que quand je l’ai dit, elle a failli s’étrangler avec le petit gâteau qu’elle venait de mettre dans sa bouche.
- Merci maman, ai-je fait, en faisant semblant de la croire et en souriant poliment.
Ma grand-mère a renchéri.
- Ça, c’est vrai, cette fois-ci, c’est la bonne ! On est tous avec toi.
Tout le monde a acquiescé mais personne ne me regardait dans les yeux. Ils me mentaient et faisaient semblant de me croire mais personne n’assumait. Mes enfants évitaient mon regard tant bien que mal, mes parents analysaient le sol ou le plafond en prenant soin de me contourner quand ils passaient de l’un à l’autre. D’autres scrutaient leur téléphone pour que leurs yeux ne s’égarent pas dans les miens. Il n’y avait qu’oncle Sam qui me regardait avec un sourire narquois. Je me demandais ce qu’il en pensait. Peut-être que lui, il me croyait et qu’il allait me défendre, ça m’aurait sauvé. Puis il a pouffé de rire et a dit :
- Ah ! Arrête un peu tes conneries ! On sait très bien que tu n’y arriveras pas, tout le monde le sait ici que tu n’en es pas capable. Tu nous as déjà dit ça combien de fois ? Quatre ? Cinq ? Tu en es incapable, tu veux suivre la mode des gens qui arrêtent mais toi, non, tu ne tiendras pas une journée. Tu vas encore nous sortir une super technique thérapeutique pour t’en débarrasser c’est ça ? ça te colle à la peau et tu ne t’en débarrasseras jamais. Les thérapies, c’est pour les gens motivés et qui y croient ! Pas les gens comme toi qui disent ça tous les six mois et qui abandonnent au bout d’une heure en prétextant en avoir besoin. « Ce n’est pas une envie, c’est un besoin ! ».
Il prenait un ton sarcastique et méchant en me parlant et faisait aller ses bras dans tous les sens. Il me semblait bien que son regard n’était pas un regard de bienveillance et que son sourire était trop prononcé pour être sincère.
Personne ne réagissait. Ils étaient d’accord avec ce vieux, trop sûr de lui, affalé dans son canapé. J’étais vexé, alors je suis parti sans rien dire.
J’allais leur montrer que je pouvais et que j’allais y arriver. Effectivement, oncle Sam avait raison, je m’étais déjà inscrit au cours d’un thérapeute spécialisé dans ce genre d’addiction. Et aussi dans un groupe de parole pour parler avec des gens qui étaient dans le même cas que moi. Le premier rendez-vous était ce soir. J’avais quitté le repas de famille plus tôt que prévu. J’avais donc quelques heures à tuer devant moi. J’allais reprendre ma vie en main et m’éloigner de toutes ces choses auxquelles je devenais dépendant. Ça allait être compliqué j’en étais conscient, mais en ça en vaudrait la peine. Avant de dire au revoir définitivement à tout cela, pour ne pas succomber à mes faiblesses, je suis allé au parc, pour ne pas y penser et être loin de toute tentation. Je suis resté 10 minutes assis sur un banc, j’étais très serein et je n’éprouvais pas d’envie spécifique liée à « la chose ». Mais j’avais l’impression que tout le monde me narguait, que tout le monde savait que j’essayais d’arrêter et voulait m’en empêcher. Je sentais que j’allais craquer, j’étais assis sur le banc et j’ai eu plusieurs fois le réflexe de mettre ma main dans ma poche mais non, je ne pouvais pas. Je devais montrer à ma famille que je tiendrais parole.
J’en ai eu marre du banc et de ces gens qui voulaient me provoquer, alors je suis sorti du parc et je me suis baladé dans les rues de ma ville et là encore, les gens me narguaient. Sur les terrasses des cafés, ils en avaient tous en main, dans les halls des immeubles aussi, à l’entrée des magasins ou directement dans la rue. J’avais l’impression qu’ils me dévisageaient tous. Je n’en pouvais plus. Il fallait que je sorte de cet enfer ou j’allais craquer. J’ai voulu me réfugier dans une bibliothèque, loin de tout ça, là où c’était interdit, mais à ma grande surprise, j’ai appris que ça faisait déjà quelques années que le mot « bibliothèque » avait disparu, personne ne lisait plus de livres. C’était terminé ! Elles avaient été remplacées par des bars à thèmes branchés où les gens partagent un café vegan dans une atmosphère cosy et parfaitement « instagramable ». Elles avaient toutes fermé ! Rien ne jouait en ma faveur. Je ne pouvais pas retourner à mon appartement, il y avait trop de tentations partout. Il fallait que je trouve une solution, un endroit tranquille, loin de tout le monde. J’habitais dans une ville, alors c’était compliqué. Je voulais déjà abandonner quand je me suis rappelé mon groupe de parole. J’y suis allé. Sur le chemin, encore une fois, j’en voyais partout. On dit souvent que quand on achète une nouvelle voiture, on la voit partout, et ben là, c’était la même chose : au moment où je veux arrêter, tout le monde a décidé de me le flanquer sous le nez. Je résisterais, je ne craquerais pas. Je suis arrivé sur place 30 minutes à l’avance, j’ai attendu sur une chaise en tapotant mes doigts sur ma cuisse. On aurait dit un étudiant qui attend ses résultats d’examen ou un patient, ses résultats d’analyse. Moi, j’attendais que quelqu’un m’aide. Quand la porte s’est ouverte je me suis précipité à l’intérieur, des personnes m’ont suivi, plus calmement. Le tour de parole a commencé, il a duré 2 heures. Tous les gens avaient l’air complètement dans leur monde, ça faisait déjà quelques semaines qu’ils se rejoignaient pour parler, donc plusieurs semaines qu’ils luttaient. J’écoutais les autres sans broncher, c’était la première fois que je venais donc je n’étais pas obligé de prendre la parole, c’était pire que tout : deux heures à entendre parler de mon addiction, ça m’a fait prendre conscience que oui, c’était un besoin, qu’une journée sans ça, c’était impossible. J’entendais le vieux Sam ruminer dans ma tête « Ce n’est pas une envie, c’est un besoin » et c’était vrai, je le ressentais comme un manque, comme si c’était un besoin vital. Je ressentais un mal être au fond de moi, j’en avais presque des palpitations, je tremblais comme un obèse en manque de gras ou un toxico en mode d’héro. Cette tentative de cure de désintoxication était un échec total, et c’était la preuve que ma famille avait raison et que je n’y arriverais pas.
Alors, je suis retourné à mon appart. Quatre heures avant, j’avais l’intention de jeter toutes ces merdes et au lieu de ça, j’ai ouvert mon ordi et ma famille était toujours là où je les avais laissés, à un repas de famille, par appel vidéo. Quand j’ai rejoint la conversation, tous les visages sur l’écran se sont figés. Il y a eu un silence de mort pendant un instant comme s’ils étaient en train de parler de moi avant que j’arrive, c’était sûrement le cas d’ailleurs. Le premier à rompre ce silence a été évidemment l’oncle Sam :
- Ah te revoilà ! On se disait que ça faisait déjà un bon bout de temps ! Tu as battu ton record là ! Non ?
- Ça ne m’atteint pas ! Lui ai-je lancé. Bien sûr que ça m’atteignait, je me sentais nul d’avoir lâché aussi rapidement, ils me regardaient tous d’un air compatissant, ils n’étaient ni surpris ni déçus, ils savaient que j’allais abandonner. Je suis d’ailleurs surpris qu’ils n’aient pas fait de pari sur la durée de ma folie. La conversation a repris son cours et ma mère m’a dit :
- Tu sais, ce n’est pas vraiment une addiction de nos jours. C’est plutôt notre quotidien ! Personne ne te croyait parce que personne n’en est capable. Il faut que tu t’y fasses, c’est tout ! La technologie ce n’est pas comme la drogue, l’alcool ou la cigarette. C’est comme si tu essayais d’arrêter de respirer.