1 + 1 = 12
Matthias est stressé. Il va être en retard. Quelle ironie, lui qui est d’ordinaire si ponctuel ! Pour être à l’heure, il faut arriver à l’avance. Matthias a fait de cette phrase sa devise. Aujourd’hui, pourtant, il fait exception à la règle. Il jette un bref coup d’œil à sa montre. 14h27. Fait chier ! Son rendez-vous est dans 3 minutes. La sonnerie de son téléphone retentit. Comme si c’était le bon moment, grommelle-t-il, le visage crispé, en extirpant son smartphone de sa poche arrière. Son expression se radoucit à la vue du nom affiché sur l’écran. Carmen.
– Allô, ma chérie ? Figure-toi que tu avais raison, je suis à la bourre !
– Matthias, rentre à la casa. C’est urgent.
*
Comme tous les dimanches à 11 heures, Matthias Delaunay est réveillé par ses fils qui, déterminés, mènent un débat plutôt animé pour savoir lequel des deux accompagnera leur père au travail le lendemain. L’esprit encore embrumé par le sommeil, le grand homme blond se dirige vers la chambre de ses enfants et ouvre la porte d’un seul coup pour leur intimer de baisser d’un ton. Interrompus en pleine bataille d’oreillers, Archibald et Balthazar, qui n’ont visiblement pas hérité leur énergie des gènes paternels, cessent net leur querelle, penauds. Matthias vient déposer un baiser sur leur front puis se dirige vers la cuisine, où règne une délicieuse odeur d’empanadas chaudes. Là, Carmen est attelée à la préparation du dîner. Matthias sourit. Elle est jolie, avec sa cascade de boucles brunes et son grain de beauté sur la pommette droite.
– Bonjour, cariño, susurre-t-elle à son mari en l’embrassant sur la joue.
Carmen vient d’Argentine. Si son pays natal, auquel elle était très attachée, est désormais noyé par l’océan Atlantique, tout ce qui émane de la jeune femme rappelle ses origines ; son teint hâlé, ses iris presque noirs pétillants de malice ou sa façon exquise d’accentuer les n ou de prononcer les e « è ».
– Se me hace agua la boca[1], répond Matthias en pointant du doigt la pile de chaussons fourrés posée sur la table.
– Tu dois prendre des forces pour tout à l’heure.
Le jeune homme sent une bouffée d’anxiété monter en lui. Sa femme a raison. Dans quelques heures se jouent sa carrière, son avenir, sa vie. Allez, ne t’en fais pas, tout va bien se passer.
– Ça va ? Tu es livide, s’inquiète Carmen.
– La réunion me rend nerveux.
– Mais voyons mi amor, tu travailles sur ce projet depuis sept ans, tu vas assurer. Te lo prometo.
Matthias adresse à son épouse un faible sourire en guise de réponse. La vérité, c’est que malgré les paroles de Carmen, il a l’esprit préoccupé ; c’est plus fort que lui. L’homme sait exactement ce qu’il va dire lors de son exposé. Au mot près. Mais il a peur de l’échec, peur de ne pas être assez convaincant, peur de gâcher sa chance.
Il observe Carmen à la dérobée. Il a besoin d’elle, il n’a pas envie de la perdre. Il a déjà failli, une fois, il y a sept ans. Le 21 avril 2067, le jour de la naissance des jumeaux. Il s’en souvient comme si c’était hier, il avait eu tellement peur. Carmen avait donné naissance à Archibald puis à Balthazar et s’était évanouie. Les médecins n’ont jamais réellement su expliquer ce qu’il s’était passé. Ils se sont contentés de mentionner une hémorragie due à une déchirure du col, mais, après tout, les deux bébés et leur maman étaient sains et saufs, c’était le principal, alors ça ne servait à rien d’en faire des tonnes, n’est-ce pas.
L’arrivée en trombe des deux petits blonds dans la cuisine sort Matthias de sa torpeur.
– Hola Mamá, lancent les jumeaux à l’intention de leur mère en se jetant dans ses bras.
– Allez, ouste, on mange ! ordonne Matthias avec humour en voyant sa femme envahie par leurs fils.
Attablée à la salle à manger, Carmen rayonne, attendrie par le spectacle qui s’offre à elle. Une famille qui partage un repas. Cela pourrait sembler banal pour d’autres mères, et peut-être cela l’est-il, mais aujourd’hui, pour la première fois depuis longtemps, Carmen Aguilar se sent vraiment heureuse. Comme si elle avait accompli quelque chose, finalisé une espèce de mission ou de quête dont la case départ avait été sa rencontre avec Matthias. Une bénédiction tombée sur elle au moment où elle en avait le plus besoin. Ça l’avait sauvée, en quelque sorte. Carmen aime Matthias plus qu’elle ne s’aime elle-même, et le jeune homme en est conscient. Parfois, il culpabilise; il n’a pas l’impression de mériter toute cette affection. Mais il est là pour elle, et ensemble, ils essaient de former quelque chose de beau, de puissant. A ce jour, leur plus grande fierté, ce sont les jumeaux. Balthazar et Archie. Ou bien Archie et Balthazar? Personne ne sait jamais. Le niveau de ressemblance entre les deux est tellement incroyable que même Matthias et Carmen ont souvent du mal à les distinguer l’un de l’autre.
Toc, toc, toc.
– On attendait quelqu’un, chérie ? s’étonne Matthias.
– Pas que je sache.
– Je vais ouvrir ! s’exclame Archibald.
– Non, c’est moi ! râle Balthazar en se levant précipitamment de sa chaise.
Les deux garçons, compétitifs, se ruent vers l’entrée. Archie est le premier arrivé et, fier comme un paon, il grimace d’un air narquois en direction de son frère avant d’ouvrir la porte.
L’individu sur le perron, un bonhomme moustachu à l’air sévère, rend immédiatement l’atmosphère glaciale. Les jumeaux se tiennent debout, ne sachant trop comment réagir. Bonjour Monsieur, en quoi pouvons-nous vous aider ? Trop formel. Vous êtes qui ? Trop direct. Salut, vous allez bien ? Trop familier.
– Bonjour, dit simplement Balthazar.
Le grand gaillard ne bronche pas. Les mouvements aléatoires de sa cage thoracique rythment le calme pesant qui règne sur le pas de la porte. Inspire, expire. Les jumeaux se regardent, mal à l’aise. Inhale, exhale. Devraient-ils appeler leurs parents ? Leur père ? C’est sûrement pour lui que cet homme se trouve là, d’ailleurs. Il n’y a même aucun doute là-dessus. La blouse blanche, les gants en latex, la mallette… Tout le matériel nécessaire à la survie d’un scientifique. Ou d’un chercheur, plutôt, car c’est le terme qu’emploie Matthias lorsqu’on lui demande quel est son métier. Je suis chercheur, je cherche et fais des recherches dans un laboratoire, répond-il. Endroit dans lequel les enfants adorent se rendre pour jouer à cache-cache dans les allées ou à chat perché au grenier.
L’homme finit par rompre le silence, coupant court aux songes rêveurs des enfants.
– Melvin Chevalier, se présente le scientifique en brandissant un badge, Matthias est là ?
– Oui, entrez, acquiescent timidement les jumeaux.
Melvin entre dans la maison. Ses pas résonnent sur le sol à chaque contact entre les dalles en marbre et les lourdes semelles de ses Timberland.
Matthias semble étonné de se retrouver face à Chevalier. N’est-il pas l’un de ses plus grands rivaux au laboratoire ?
– Bonjour, que se passe-t-il ? s’enquiert le père de famille.
– Je passais devant chez vous, alors je me suis permis de frapper afin de m’assurer que tout est sous contrôle pour votre présentation de tout à l’heure, explique Melvin d’un air entendu.
– Ne vous en faites pas, tout devrait bien se passer.
– Et bien, toutes les cartes sont entre vos mains ! Je vous souhaite bonne chance.
– Nous nous voyons cet après-midi, conclut Matthias en raccompagnant son collègue à la porte d’entrée.
– C’est toujours un plaisir, ajoute Chevalier avant de disparaître.
Après avoir pris congé de son collègue, Matthias ne peut s’empêcher de se sentir soulagé. Culotté, compétitif, jaloux et frustré, ce Chevalier ne manque décidément pas de toupet.
Matthias est un homme intelligent, et il en est conscient. Ses inventions, toutes plus ingénieuses les unes que les autres, font des émules auprès de ses collègues. Matthias est beau, aussi, a un teint un peu fade, mais reste beau, puis, surtout, il est puissant, et, il le sent, sa présentation va révolutionner le monde. Estoy un ganador, je suis un gagnant. Voilà ce qu’il se dit lorsque, à deux heures moins cinq, il serre le nœud de sa cravate devant le grand miroir lumineux de la salle de bain.
Bonjour à tous et à toutes… Il récite son texte dans sa tête, s’entraîne à dompter sa voix. Il passe une main dans ses cheveux blonds, vérifie qu’aucun morceau d’empanadas n’est resté coincé entre ses dents. Il se parfume ensuite d’eau de Cologne, en vaporise un peu, beaucoup, trop, voilà maintenant qu’il empeste la marjolaine, les baies de genièvre, le cardamone, l’hysope. Tant pis, l’odeur s’estompera d’ici quelques minutes. Matthias se regarde une dernière fois dans la glace. Ce qu’il y voit semble le satisfaire. Il est prêt.
A deux heures pile, Matthias fait un bond par le bureau pour emporter avec lui son journal de bord, ce recueil autour duquel il demeure si énigmatique. Un simple petit calepin noir à la couverture en cuir usé et aux pages jaunies par le temps, qui suscite tellement de curiosité.
– Carmen ? Tu n’aurais pas vu mon carnet d’expériences ? lance Matthias à sa femme.
– Non, pourquoi ? Il n’est plus là où tu l’avais rangé ?
L’homme blond soupire. Le cahier n’est ni posé sur le clavier de l’ordinateur comme il devrait l’être, ni caché dans un des tiroirs du bureau, ni tombé dans la corbeille à papiers. Matthias vérifie également derrière l’imprimante, mais, mis à part quelques toiles d’araignées remplies de poussière, rien.
– No pasa nada, chéri, tu n’en as pas besoin pour réussir ta présentation, le rassérène Carmen en débarquant dans la pièce.
– Je sais, mais avoir un support écrit me rassurerait, et je n’ai pas prévu de Power Point.
La voix de l’homme trahit une pointe d’agacement.
– Je comprends, seulement tu dois y aller maintenant. Si tu ne pars pas tout de suite, tu seras en retard, insiste l’Argentine en désignant le cadran de l’horloge fixée au mur.
Matthias finit par se résigner. Il est deux heures et quart à présent, et, carnet ou pas, il est hors de question qu’il ne soit pas présent à temps à sa réunion.
– Tu as raison. Je m’éclipse, répond-t-il pour détendre l’atmosphère.
Dans la cuisine, les jumeaux attendent leur père pour l’encourager.
– Courage papa, tu es le meilleur.
– Je vous aime.
C’est finalement à deux heures dix-neuf que Matthias quitte son domicile situé au 21, Rue des Hortensias. L’asphalte agréablement tiède crisse sous ses pieds. Les rayons dorés du soleil d’automne pointent le bout de leur nez, ils réconfortent avec leur chaleur tendre et bienveillante. La rue est fort animée pour un dimanche, des gamins dessinent à la craie sur les routes pendant que leurs parents discutent entre eux. Des effluves de viande grillée chatouillent les narines du grand homme blond. Peu lui importe ; rien ne vaut la cuisine exotique de Carmen.
Dans le quartier, peu de véhicules circulent. Les habitants sont tranquilles. Mais pas Matthias ; il est stressé. Il va être en retard. Quelle ironie, lui qui est d’ordinaire si ponctuel ! Pour être à l’heure, il faut arriver à l’avance. Matthias a fait de cette phrase sa devise. Aujourd’hui, pourtant, il fait exception à la règle. Il jette un bref coup d’œil à sa montre. 14h27. Fait chier ! Son rendez-vous est dans 3 minutes. La sonnerie de son téléphone retentit. Comme si c’était le bon moment, grommelle-t-il, le visage crispé, en extirpant son smartphone de sa poche arrière. Son expression se radoucit à la vue du nom affiché sur l’écran. Carmen.
– Allô, ma chérie ? Figure-toi que tu avais raison, je suis à la bourre !
– Matthias, rentre à la casa. C’est urgent.
La froideur dans ses paroles est aussi tranchante que des lames de couteau. Matthias hésite. Sa réunion est très importante, mais sa femme n’a pas l’air de plaisanter. La dernière fois qu’elle l’a appelé en urgence, Archie faisait une crise d’appendicite. Aussi, l’homme décide de laisser de côté le travail pour un moment. Si ses supérieurs ont pu attendre sept ans, une ou deux heures d’expectative supplémentaires ne devraient pas leur faire de tort.
– J’arrive.
En rebroussant chemin, Matthias voit le ciel se couvrir : le soleil est caché par d’imposants nuages gris. Bientôt, il se met à pleuvoir de grosses gouttes sur la chaussée, les parents rentrent chez eux accompagnés de leurs enfants, qui, dépités, distinguent leurs œuvres d’art colorées se fondre puis disparaître dans les caniveaux, emportées par l’écoulement d’eau.
Lorsqu’il pousse la porte de sa maison, Matthias comprend qu’il a un problème. Dans l’entrée se trouve une valise, déposée à côté d’un sac rempli de peluches appartenant aux jumeaux.
– Te voilà, crache Carmen à l’intention de son mari.
– Qu… qu’est-ce qu’il y a ?
– Comment as-tu pu, chuchote la jeune femme à bout de souffle, les lèvres tremblantes, comment?
Matthias regarde sa femme, impuissant. Il ne saisit pas bien ce qu’il se passe.
– Mais de quoi parles-tu ? Enfin, Carmen, calme-toi ! demande Matthias en s’approchant de sa femme.
– Ne me touche pas ! s’énerve l’Argentine.
Soudain, le regard de l’homme blond est attiré par un objet posé sur le plan de travail. Un petit calepin noir à la couverture en cuir usé et aux pages jaunies par le temps. Son journal de bord. Le sang de Matthias ne fait qu’un tour. Petit à petit, il devine pourquoi Carmen est si déçue et en colère.
– Où as-tu trouvé ça ? Tu… Tu l’as lu ?
– Quand tu es parti, j’ai voulu repasser du linge et sous un de tes pantalons, j’ai trouvé ton foutu carnet. Comme tu faisais planer tout un mystère autour de son contenu, j’ai été curieuse. Alors je l’ai ouvert. Puis j’ai lu.
Carmen éclate en sanglots. Des larmes perlent et s’écoulent le long de son joli visage tordu de douleur.
– Je suis sincèrement désolé, s’excuse Matthias.
– Tu es désolé ? Désolé ? Vete a freír espárragos[2]. J’espère que tu te souviens bien du sourire de tes enfants. Et du mien. Car je vais franchir cette porte, et, une fois cela fait, plus jamais, plus jamais, tu m’entends, tu ne nous reverras.
Sur ces mots, Carmen saisit le cahier noir posté sur le plan de travail et l’envoie violemment par terre. Voyant que son mari ne réagit pas, elle se dirige vers l’entrée, attrape la valise et le sac puis fonce dans la Fiat rouge garée devant la maison, où sont sagement assis Archie et Balthazar.
– Adiós ! hurle Carmen avant de claquer les portes de l’automobile.
La voiture démarre en trombe, laissant Matthias Delaunay bouche bée sur le perron. J’ai encore échoué, pense-t-il. Puis, sans un mot, il retourne dans la cuisine, s’agenouille pour ramasser son carnet jeté au sol. Il se rend ensuite dans son bureau, attrape un stylo, ouvre le calepin à la page 78. Et, de sa plus belle écriture, il inscrit, en haut au centre :
Tentative 3, octobre 2074
Journal de bord de Matthias Delaunay, page 43.
Tentative 2, août 2066
Aujourd’hui est un grand jour, pour moi comme pour les autres êtres humains. Notre vie à tous va changer.
C’est ce mardi 03 août 2066 que je vais retenter l’expérience 048, alias le clonage d’embryon.
Il est 07h37, ma mère-cobaye dort encore. Son profil est assez classique.
CARMEN AGUILAR :
– 28 ans, n’a jamais eu d’enfant -> augmentation possible des chances de réussite de l’expérience
– de taille moyenne, assez fine (1m67 pour 54kg), morphologie en H
– origines argentines, langue maternelle : Espagnol -> utile pour mettre à épreuve la réceptivité des clones au polyglottisme
Test de grossesse réalisé sur le cobaye le 14/08 : Carmen en est à sa cinquième semaine d’aménorrhée.
Pour mener à bien mes intentions, la méthode de clonage par transfert nucléaire me semble être la plus adaptée. Seulement, il me reste encore à découvrir par quel procédé je vais copier l’ADN des cellules de l’embryon sans l’affecter dans sa croissance.
Quant au reste, j’improviserai. Une fois les deux bébés nés, je les emmènerai de temps à autres au laboratoire pour surveiller leur évolution. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour rendre aussi accessible le copier-coller de fœtus qu’un Ctrl V/Ctrl C sur un clavier d’ordinateur. J’y parviendrai. L’avenir de l’espèce humaine est entre mes mains.
Il est écrit que Dieu créa le monde en sept jours.
Matthias Delaunay termina le travail le huitième.
[1] Expression espagnole qui signifie « Ca me met l’eau à la bouche »
[2] Expression espagnole, littéralement « Va te faire frire des asperges », signifie « Va te faire voir »