Mes souvenirs étaient très confus. Mon esprit nageait dans un épais brouillard. J’avais l’impression de m’être éveillé d’un coma de plusieurs centaines d’années. Étrangement, je me sentais surveillé, observé tel un animal dans un zoo, mais je ne voyais absolument rien tout autour de moi.
La salle dans laquelle je me trouvais était d’une blancheur immaculée et dénuée de meubles, hormis le lit où j’étais allongé. D’un geste vif, je sortis de ma couche et me mis à tambouriner sur les murs. Je ne sais pas exactement ce à quoi je m’attendais, mais certainement pas à ça. Un son aigu perça mes pauvres oreilles. Je ne sus d’où il provenait, mais c’était indéniablement humain et il me fit penser au cri d’une créature venue d’un conte. Comme une Banshee par exemple ! Pleurait-elle ma mort imminente ? Ou bien me faisais-je du souci pour rien et ce bruit n’était que le vent contre les parois ?
Je n’eus pas le temps de réfléchir à ces questions. Une douleur lancinante me traversa le corps. Après cela, je sentis le froid du carrelage sur mon crâne et la chaleur de quelques mains essayant de me soulever. Je compris alors que je n’étais pas seul. J’espérais que ces mystérieuses créatures auraient pitié de moi. Puis, progressivement, ma vision s’assombrit pour laisser place aux profondeurs terrifiantes de l’obscurité.
Suivirent les minutes les plus chaotiques de ma tumultueuse vie. Les créatures m’avaient emmené dans une nouvelle pièce. L’écho que produisaient nos pas m’indiquait que le lieu était plus vaste que celui où je m’étais réveillé plus tôt.
Les êtres énigmatiques me retirèrent le sac de toile responsable de ma cécité temporaire. Je découvris le visage de mes ravisseurs. Ils étaient identiques, des jumeaux sans doute. Ils possédaient une étrange couleur de peau, un mélange entre le blanc, le rose et le beige sable, leurs yeux se rapprochaient plus de l’émeraude scintillante que du vert. Leurs cheveux noir corbeau lissés en arrière, leurs costumes trois-pièces et leur air froid contrastaient immensément avec leurs doux visages enfantins. Nous marchions dans un couloir couvert de verre quand me vint l’idée d’inspecter mon reflet pour m’assurer que tout ceci était bien réel et non pas une fabrication de mon esprit délirant. La vue qui s’offrit à moi était digne d’un de mes pires cauchemars. Je ressemblais trait pour trait à mes deux kidnappeurs. Une vague d’angoisse me submergea et m’attira dans les tréfonds de la panique. Une seule question me taraudait : qu’allaient-ils faire de moi ?
Ce fut probablement la chose la plus impressionnante et dérangeante que j’aie jamais pu admirer. Des centaines de convoyeurs transportant des milliers de boites en carton et des centaines de… moi qui grouillaient comme dans une fourmilière avec leurs chariots, diables et élévateurs à roulettes. Je ne pouvais croire que ce spectacle appartenait à ma réalité. Deux voix rauques me tirèrent de mes pensées :
— Allez, retournez à votre poste et plus vite que ça. Vous nous avez fait perdre énormément de temps et d’argent, crachèrent mes clones à l’unisson.
— Oui, bien sûr. Je m’excuse. Je suppose que cela sera retiré de ma paie à la fin du mois ? dis-je timidement.
Les créatures se fixèrent un moment qui me parut une éternité et finirent par partir en s’esclaffant, me laissant seul. Livré à moi-même. Littéralement.
Je déambulais dans les allées interminables de l’entrepôt quand un de mes sosies m’interpella dans un coin assez sombre de l’usine. Il semblait fort heureux de me voir. Ses yeux scintillaient, ce qui me parut curieux considérant que tous ici ressemblaient à des corps sans trace de vie, de volonté, d’âme.
— Tu ne peux pas savoir à quel point, tu m’as manqué Azraël ! J’ai cru que cette fois-ci, je t’avais perdu pour de bon et je ne l’aurais pas supporté ; tu me connais, toujours à dépendre des autres même si tu m’as déjà dit maintes fois que ça causerait ma perte… jasa-t-il.
— D’accord, j’arrête. Je n’ai pas la moindre idée de ce que signifie tout ce que tu viens de dire ni qui tu peux bien être, répondis-je agacé.
Quelque chose en lui s’était brisé. Je suppose qu’il avait compris que je ne serais plus jamais le même. Rempli de regrets, je lui dis :
— Écoute, je suis juste un peu perdu, ce n’est pas contre toi.
— Bien sûr, ce n’est pas grave, je ne pensais pas que la chute t’avait secoué au point de te faire perdre la mémoire, s’excusa-t-il.
— La chute ? m’exclamai-je.
Je n’avais aucun souvenir d’une quelconque chute. En fait, en y réfléchissant bien, je ne me souvenais de rien avant mon réveil dans la salle aux allures de chambre d’hôpital. Je sentis la peur assaillir mon corps entier, mes poils se dressèrent sur ma peau de couleur anormale et de la sueur coula sur mon front. Voyant ma panique évidente, il s’approcha et mit sa chaleureuse main sur mon épaule pour tenter de me calmer.
— Qui suis-je ? murmurai-je.
Il prit un air sérieux et serra mes mains dans les siennes. Son regard me transperça instantanément l’âme.
— Ton nom est Azraël, ne l’oublie jamais. C’est toi qui l’as choisi. Tu m’avais dit que nos noms font de nous des êtres uniques, des êtres spéciaux. Chaque personne devrait aspirer à être spéciale.
Avant que je puisse lui poser d’autres questions, l’une de mes répliques s’avança rapidement vers nous puis m’empoigna d’une main ferme. Il aurait été inutile de me débattre, car il était doté d’une force bien supérieure à la mienne même s’il possédait exactement la même taille et corpulence que tous mes semblables.
— Retourne travailler sur-le-champ sous peine d’une punition ! beugla-t-il.
Impulsivement, je lui répondis méfiant :
— De quel genre de punition s’agit-il ? La violence n’engendre que la violence. Alors devons-nous nous rabaisser à de tels traitements primaires, tels des animaux ?
Je pouvais voir la rage monter en lui à sa façon de serrer sa mâchoire.
— Certes, nous usons de la force pour ramener nos troupes à l’ordre. C’est l’unique façon d’apprendre une leçon efficacement. Nous n’agissons pas par plaisir, mais seulement pour vous aider parce que nous tenons à vous.
Si l’hypocrisie et le mensonge avaient un visage, ce serait le sien. Et malheureusement, cela veut dire le mien aussi. Je ne m’habituerai sans doute jamais au fait d’avoir des centaines de mes copies conformes qui se promènent tranquillement sur Terre.
— Je me sens d’humeur particulièrement généreuse aujourd’hui. Je vais donc avoir l’extrême bonté de te laisser choisir. Je peux te retirer un morceau de cœur ou lui en retirer un, dit-il avec un sourire narquois.
— Qu’est-ce que… Vous vous rendez compte que c’est humainement impossible de survivre avec un cœur où quelques morceaux manquent ? Pas vrai ? affirmai-je trop sûr de moi.
— C’était impossible, il y a des milliers d’années, mais, heureusement, l’une des meilleures choses avec nous, Terriens, c’est que nous évoluons tout comme notre technologie.
Son visage se contracta dans une ignoble grimace et il commença à rire. Son rire était gras, sans joie. Je me sentais pris au piège, je ne saisissais absolument rien de la situation. Quelle année vivions-nous ? Que se passerait-il si je laissais mon organe se faire charcuter par cette brute sans pitié ? Il ne pouvait pas être châtié à ma place !
D’autres questions se mirent à tourbillonner dans mon esprit. J’avais tendance à trop penser. Mes propres pensées finissaient toujours par me donner le vertige, elles me rendaient malade. J’avais dû rester trop longtemps dans ma tête. Mes deux sosies me dévisageaient à présent. Je pris une grande inspiration et m’exprimai d’une voix forte :
— Laisse-le en-dehors de ça. C’est moi le seul perturbateur ici.
— J’en étais sûr. Il est temps pour toi d’apprendre que dans ce monde, c’est chacun pour soi. Tu peux continuer à jouer les héros et courir à ta perte si ça te chante.
Je fus à nouveau trainé vers la salle blanche. Il me jeta sur le lit, m’attacha avec des liens dans un métal si lourd que j’eus l’impression de m’enfoncer dans le sol. Puis, il me mit un masque duquel s’échappait un étrange gaz. Je ne pouvais me débattre, je me sentais impuissant et mes yeux se fermaient doucement. Je cessai de lutter. Un sommeil profond me happa.
Une voix angélique résonna dans ma tête. Étais-je finalement mort ? C’était donc ça le paradis ? La voix se fit de plus en plus claire et forte. Je me réveillai sur le sol bétonné d’un vieil entrepôt désert et sombre.
Sur mon front était posé un chiffon imbibé d’eau chaude. Je me levai difficilement et allai m’asseoir près de mon compagnon. Il se réchauffait grâce à un feu de bois, il avait l’air ailleurs. Son visage aux traits d’habitude doux était maintenant fermé et sérieux. Malgré notre apparence commune, il avait quelque chose chez lui qui le rajeunissait, mais je ne saurais pas dire quoi.
— Comment te sens-tu ? Tu veux encore t’allonger ?
— Je me sens… vide. Sinon, ça va. Ne te soucie pas trop de moi. Explique-moi plutôt ce qu’il se passe. J’ai l’impression d’avoir commencé une série au dernier épisode, dis-je en plaisantant.
— Excuse-moi j’avais oublié qu’ils effaçaient toujours les souvenirs. Tu dois te sentir largué. Mmh, par où commencer ? Je m’appelle Sirius, c’est toi qui m’as nommé ainsi, mais tu ne m’as jamais expliqué la signification.
— Attends deux secondes, on se connait ?
— Évidemment, pourquoi je serais venu vers toi sinon ?
— Je n’en ai aucune idée, je pensais que tu me confondais avec quelqu’un d’autre. Ce qui parait sensé vu qu’on se ressemble tous.
— Non, tu as tenté de t’échapper de la ville et les employeurs des usines ont envoyé des hommes pour te rattraper. Ensuite, comme avec tous les déserteurs, ils ont détruit tes souvenirs.
— Bordel, comment on en est arrivé à… ça ?
— Eh bien, il y a fort longtemps déjà, des scientifiques américains et russes ont essayé d’améliorer la race humaine. Une fois leur projet finalisé, seuls les plus riches ont pu bénéficier de la chirurgie. Elle les rendait plus forts, plus intelligents, plus rapides. Les hommes au pouvoir ont décidé de nous séparer. La race supérieure, celle des humains optimisés, vivrait sous terre dans des villes modernes construites pour leur plus grand confort. Tandis que nous, les plus défavorisés, travaillerions tels des esclaves afin d’extraire les ressources restantes sur la surface de la Terre, devenue l’objet de nombreuses catastrophes naturelles et l’ombre d’elle-même.
— Ça ne me dit toujours pas pourquoi l’intégralité de la population se ressemble trait pour trait ? l’interrogeai-je encore confus.
— Le gouvernement a créé une réforme lorsque de nombreux conflits ont éclaté après la séparation. Ils ont modifié l’ADN de chaque embryon pour soi-disant nous réunifier. C’était leur tentative pathétique de nous faire croire que ce qui arrivait n’était pas de la discrimination basée sur les classes sociales, car on allait tous se ressembler. Ah, « tous égaux » mon œil ! C’était surtout pour créer leur vision de l’humain parfait.
— L’humain parfait est un homme blanc aux yeux verts et cheveux noirs ?
— Ouais, leur idée de la perfection est plutôt déformée et fondée sur des idéologies horribles.
Apparemment, avant, il y avait des individus d’un autre sexe qui savaient donner la vie, et certains avaient même des peaux de couleurs différentes ! Je paierais cher pour que tout redevienne comme cela, s’exclama-t-il en faisant la moue.
Subitement, une idée me vint à l’esprit. Elle n’était pas parfaite, mais suffisante pour sortir le monde de son piteux état. Je refusais de vivre plus longtemps dans cette espèce de dystopie cauchemardesque. Plutôt mourir que m’écraser devant eux, taire mes opinions, travailler sans répit pour des êtres qui se moquent de mon existence.
— Sirius, dis-moi, vu que l’on ne sait plus se reproduire seuls, il doit y avoir un endroit où nous devons être conçus, n’est-ce pas ?
— C’est exact, ça doit se passer dans le souterrain des bureaux des directeurs. Pourquoi ?
— Parce que je pense savoir comment faire pour anéantir le système ! criai-je, rempli d’excitation.
Je donnai ultérieurement rendez-vous à Sirius devant l’industrie. Le ciel était noir encre, aucune étoile à l’horizon. La lune aussi se cachait comme si elle était terrifiée à l’idée d’assister à ce qui allait arriver. Seule la lumière vacillante d’un vieux réverbère éclairait mon acolyte qui m’attendait déjà. Il tremblait et avait l’air d’un animal sans défense. Peut-être que je n’aurais pas dû l’embarquer dans tout ça ? Non ! Il était trop tard pour les regrets, je devais mener ce plan à bien. Quoiqu’il en coûte.
— Prêt, Sirius ? chuchotai-je en lui posant une main sur l’épaule.
— J’imagine, répondit-il quelque peu incertain.
Nous entrâmes par la fenêtre laissée ouverte au préalable par Sirius. Rapidement, nous courûmes dans le hall principal, passâmes près des bureaux. Nous fûmes bloqués par une porte robuste.
— T’as apporté ce qu’il faut ? murmurai-je.
— Bien sûr, je me suis entraîné.
Il sortit un chalumeau de son sac et se mit à fondre le métal afin que l’on puisse passer. En moins d’une heure, le métal s’effondra de l’autre côté, ce qui éveilla un garde au pied des escaliers. On passa par la fente et tenta de s’échapper pour atteindre les marches. Elles menaient directement à la salle où la magie opère, j’en étais certain. Nous étions proches, si proches, je pouvais déjà m’imaginer moi et mon ami… libres.
Mais le gardien était beaucoup plus rapide que nous. Il m’attrapa et me poussa violemment contre le mur adjacent. Je tentai désespérément de respirer, mais mon souffle était coupé. Ma vision devenait floue et mes mains tapaient son torse pour qu’il arrête de m’étrangler. J’étais à deux doigts de m’évanouir lorsque Sirius balança son sac chargé. La sentinelle lâcha sa prise et se retourna vers lui, poussa Sirius dans les escaliers. Son corps fit un bruit affreux, je pus entendre chacun de ses os se briser comme du verre. Encore haletant, je me précipitai en bas des escaliers et m’effondrai près de lui. Son cou était tordu anormalement. Sa main était glacée et ses yeux, encore ouverts, fixaient le plafond sombre. La lumière de ses yeux avait disparu. J’avais beau la chercher, elle était tout bonnement introuvable. Était-ce la raison pour laquelle j’avais choisi de le nommer Sirius ? Comme l’étoile la plus scintillante de l’espace ? Je ne savais plus. J’essayais de crier, mais mon corps restait léthargique, immobile sur le sol froid de la cave mal éclairée.
Soudain, une étrange sensation de déjà-vu secoua mon corps. J’entendis plusieurs voix vociférer des insultes. Un des hommes en costume m’agrippa le bras. Avec rage, je donnai un coup dans son estomac. Il me lâcha et tituba. Avant que je puisse frapper à nouveau, d’autres hommes en smoking foncèrent sur moi.
Je ne me souvenais plus de rien après cela, sauf de la sensation d’étouffement. Je me réveillai à nouveau dans la pièce blanchâtre. Ce que je vis me parut si irréel que je crus rêver. Je me pinçai pour m’assurer du contraire. Le corps inerte de mon ami se réanima quand un des hommes le piqua avec une longue seringue. Il se mit à hurler comme si sa vie en dépendait. Son cri ressemblait bizarrement à celui que j’avais entendu lors de mon premier réveil. Il me faisait terriblement mal. Lentement, l’un des scientifiques s’avança vers moi et secoua sa tête.
— On dirait que la dose était insuffisante, tu commences à être résistant.
Il s’arrêta un instant avant de continuer avec un sourire cinglant :
— T’es prêt pour un nouveau tour ?
Une fois la première larme libérée, le reste suivit dans un flot continu. J’avais compris. Tout était clair maintenant. J’étais condamné. Condamné à oublier, à voir un être cher mourir encore et encore. Notre Terre aussi était vouée à mourir, vidée de toute sa richesse par de viles créatures faites de chair et d’égoïsme. Mais ça, je ne le retiendrai pas.