Les festivités avaient démarré lorsque je m’étais levé. Quand j’ouvris les volets, un tapis de feuilles violacées recouvrait le jardin. Le grand cerisier du Japon avait perdu ses feuilles pendant la nuit et nous avions à présent un imposant squelette qui se dressait au milieu de la pelouse. À sa vue, je fis un pas de recul, analysant l’Imposteur qui se tenait devant ma fenêtre. L’énorme tronc me rappelait celui de la cour de l’école, nu et écorché par les graffitis des enfants.
Je n’étais plus scolarisé depuis la décision du Gouvernement de remplacer les professeurs par des êtres robotisés. Mes parents m’avaient désinscrit en faveur d’une éducation à domicile. Ma mère me répétait souvent que c’était mieux ainsi. Je l’ai cru pendant longtemps. Petit à petit, les liens avec les gens de mon âge s’étaient amenuisés, comme mes centres d’intérêt. J’étais devenu solitaire, ne voyant plus grand monde excepté ma famille.
Habituellement, le jour de mon anniversaire, mes parents m’emmenaient en ville pour aller au Jin Shi, un restaurant chinois traditionnel où nous nous retrouvions pour les grandes occasions. Mais cette année-là, ils avaient invité la famille à la maison.
Lorsque je descendis, mon père s’affairait dans la cuisine. Il avait sur ses oreilles son casque sans fil et virevoltait comme une hirondelle autour de ses plats. En me voyant, il s’arrêta :
– Et voilà Lune : notre star du jour ! Haappy biirthdayy too …
– Bonjour Papa. Tu as vu l’arbre du jardin ?
– Oh… oui. À croire que l’hiver arrivera plus tôt cette année. Ils l’avaient annoncé hier sur la page du gouvernement. « Du gel pour Thanksgiving » qu’ils ont dit.
Depuis le Great Hot Summer de 2037, le climat n’avait cessé de changer. Les dernières glaces polaires avaient fondu et les Grandes Chaleurs étaient apparues. Beaucoup de gens avaient perdu la vie cet été-là. Pris de peur, des masses de migrants du Sud étaient arrivées aux portes des villes du Nord. Les années suivantes avaient été éprouvantes pour l’humanité tout entière, forcée de cohabiter dans un territoire divisé de moitié.
Les scientifiques avaient inventé des implants bioniques permettant à la population de résister à la chaleur. L’ordre était revenu quand les réfugiés avaient regagné leur hémisphère.
Puis, il avait fallu imposer une alimentation végétale aux populations touchées par les Grandes Chaleurs. La faune avait été partiellement détruite par la surchauffe des terres, et ce qui restait de plantes comestibles était cultivé dans d’énormes serres souterraines.
L’année 2037 avait été, étonnamment, une année bénéfique pour l’humanité. Les évènements avaient forgé une grande unité entre les populations et les erreurs du passé avaient été emportées avec les anciennes glaces polaires. Le système politique avait subi une remise à neuf : les femmes et hommes les plus influents dirigeaient depuis un seul et même pays : la Mater.
On sonna à la porte.
– Je vais ouvrir ! lançai-je en sautant de ma chaise.
À la porte, je distinguai les silhouettes de mes grands-parents.
Luis, mon grand-père, était un vétéran de l’armée des États-Unis. Lors de l’unification des frontières, il avait plongé dans une profonde dépression, une période de doutes où sa vision du monde s’était métamorphosée. Une fois rétabli, il s’était présenté aux élections. En 2045, sa force de persuasion l’avait propulsé au poste de ministre de la Paix.
Luna, ma grand-mère, épaulait son mari dans sa tâche. Elle était une femme discrète, mais toujours attentive à ce qui se disait. C’était d’elle que je tenais mon nom, et très certainement mon caractère.
J’ouvris la porte et vis se lancer sur moi mes deux cousins Carson et Karl. Comme j’étais fils unique, la venue de mes cousins était un soulagement à chaque fois. En leur compagnie, je me sentais plus libre, je pouvais être moi-même. Enfin, moi-même sauf sur un point : la musique. Je me forçais à ne jamais évoquer ce sujet-là avec quiconque, ou presque. Mes cousins habitaient chez mes grands-parents depuis que leur mère, biologiste, était partie poursuivre ses recherches dans le Sud. Depuis, on ne se voyait plus aussi souvent que durant notre enfance.
– Joyeux anniversaire ! chantèrent-ils en chœur.
Après nous être enlacés, nous entrâmes.
Autour de la table, les adultes discutaient de l’actualité : le dernier musicien conservateur, Nestor Lutz, avait été tué dans la nuit. Et cela semblait réjouir tout le monde. Ils arboraient tous un fier sourire, trinquant à la mort du hors-la-loi.
Depuis la commercialisation de la musique artificielle, une haine envers les véritables musiciens était apparue. D’abord subtilement intégrée dans les esprits par des propagandes sur les réseaux, elle avait été encouragée par les célébrités influentes de la Mater. La cause était pourtant contraire aux citoyens : en vérité, la musique rendait leur liberté aux gens, leur individualité. Une chanson aurait pu faire réfléchir, inciter à la révolte, et l’union de la Mater était trop précieuse pour que le gouvernement laisse ses musiciens s’exprimer. Chaque chanson se voulait être, maintenant, entièrement générée par des robots. De la mélodie au texte chanté, les moindres détails étaient pensés pour donner l’illusion d’un monde en harmonie. C’est pourquoi la loi interdisant les instruments de musique ne produisit aucune opposition notable lorsqu’elle fut proclamée par le ministre de la Paix, mon grand-père. Les artistes furent traqués, arrêtés, exterminés. La mort de Lutz était la pièce manquante du puzzle, la fin d’une traque qui durait depuis des années. J’essayai tant bien que mal de montrer mon enthousiasme à l’annonce de cette nouvelle.
Puis vint le moment des cadeaux. Un nouveau projecteur portable de mes parents et un bon d’achat pour une bibliothèque en ligne de mes cousins. Il me restait à recevoir le cadeau que me réservaient mes grands-parents. Mon grand-père était plus taiseux qu’à son habitude, mais son regard trahissait son excitation. Il me tendit un petit paquet bleu entouré d’un ruban rouge. J’ouvris la boite et y découvris un mot à l’intérieur.
– J’ai voulu faire à l’ancienne, dit-il.
J’acquiesçai et lus les quelques mots à voix basse : ouvre tes messages. Je pris mon smartphone. La petite lumière rouge indiquait une notification. En déverrouillant l’écran, je vis qu’il s’agissait d’une vidéo. Je reconnus la tête du chanteur-robotique le plus en vogue, Kleiny Z, cumulant des millions de followers sur Internet. Il faisait partie de cette nouvelle génération que les jeunes de mon âge adulaient. Je compris qu’il me fallait à nouveau faire semblant, comme depuis des années. Je souris à contrecœur et cliquai sur l’image.
– Salut Lune ! Joyeux anniversaire ! Je sais à quel point tu es fan de moi. Merci beaucoup pour ton soutien, et j’espère te rencontrer à un concert un de ces quatre !
Je sentais tous les regards tournés vers moi, et le silence de la pièce pesait lourd. Je fis mine de ne pas comprendre. Je faisais de mon mieux pour donner l’illusion de la surprise. Vous parlez d’une surprise, c’était formatage à tous les étages ! Qu’attendaient-ils de moi ? Je pris le temps de m’asseoir, et souris à m’en faire mal aux joues. Mes larmes commencèrent à couler. Le triomphe dans les yeux de mon grand-père pouvait se voir à des kilomètres : il se croyait un grand-père dévoué pour rendre son petit-fils heureux… si seulement il savait que c’était de tristesse que je pleurais.
– J’en ai usé, de mes contacts, pour t’avoir cette vidéo ! Elle te fait plaisir ?
– Tellement, balbutiai-je.
Connaissez-vous ce sentiment, lorsque vous êtes contraint à jouer un rôle par peur de décevoir ? Je le vivais depuis le jour où la loi anti-musiciens avait été votée et où j’avais décidé de me camoufler sous un masque, une passion qui n’était pas mienne. Le vrai moi restait là, caché, à attendre d’être seul pour se montrer. Alors, quand la porte claquait finalement et que le silence régnait dans la maison, ni une ni deux, je me précipitais vers ma chambre. J’ouvrais les portes de mon armoire et glissais la main sous la pile de couvertures. J’en sortais la boite vernie et la déposais délicatement sur mon lit. J’ouvrais doucement les verrous. Le bois grinçait et je découvrais à nouveau mon trésor : un violon Stradivarius. Chaque fois, j’avais l’impression de libérer une âme imaginaire, elle et moi nous retrouvions comme de vieux amis.
L’instrument me venait d’un ami rencontré un matin d’octobre 2043. Lorsque j’avais arrêté l’école, j’avais pris l’habitude de me promener dans la ville à peine éveillée, quand le soleil pointait au ras des immeubles.
Ce matin-là, ma promenade m’avait emmené le long du fleuve traversant la ville. Je m’étais assis sur un banc et avais fermé les yeux. L’eau coulait tranquillement, le vent faisait courir les feuilles d’automne tombées sur la route, des pigeons roucoulaient sur les toits et les premières voitures bourdonnaient au loin. Je savourais cette symphonie de l’aube qui s’évanouissait en laissant place au vacarme des Hommes. C’est alors que quelque chose attira mon oreille. Une douce mélodie, étrange, inconnue… J’ouvris les yeux et cherchai d’où pouvaient provenir ces notes indicibles. Personne… Je sautai sur mes jambes et me mis sur leur piste. Le bruit venait de… sous le béton. Oui, j’en étais sûr à présent. Mais par quel moyen les notes pouvaient-elles traverser le bitume de la rue ? Je scrutai les alentours. Des immeubles, quelques arbres, la route déserte, le fleuve, le banc… Et une bouche d’égout dissimulée dans le ciment, entrouverte. Étrange… Les égouts de la ville n’étaient plus utilisés depuis le Great Hot Summer, les scientifiques ayant trouvé une alternative à ces systèmes peu hygiéniques.
Je m’approchai et le volume s’amplifia. Je poussai péniblement la plaque d’une vingtaine de centimètres et descendis l’échelle. La faible lumière du dehors filtrait à travers la poussière entassée là depuis des dizaines d’années. Les murs de pierre me plongèrent dans un univers étranger et mystique. Et cette mélodie qui berçait mes oreilles m’invitait à y plonger. Elle m’envouta, me précipita dans un gouffre où mon esprit n’était jamais parvenu. Je parcourus les couloirs en quête de ces notes enchantées. Mes pas découvrirent une lumière chaude derrière une porte bricolée. La musique provenait de l’autre côté, et mon corps tout entier ne me criait plus qu’une chose : OUVRE ! Mes mains poussèrent le bois. La porte grinça et les notes s’évanouirent. La mélodie s’était muée en trois personnes, me fixant d’un air effaré. La réaction des musiciens fut d’abord de me coincer et de me questionner, mais ils comprirent bien vite mon intention inoffensive. Rassurés, ils m’accueillirent. Nous nous présentâmes.
Leur orchestre se composait de trois violons. Braun, le plus jeune, avait reçu son instrument de son arrière-grand-mère, le jour précédant sa mort. Flavie, fille d’une famille de violonistes, avait entrepris des études au Conservatoire avant de connaitre Braun au cours d’une représentation. Puis les évènements s’étaient enchaînés : l’interdiction des concerts, des instruments et la mort de sa famille lors d’une perquisition qui avait mal tourné. Le jeune couple avait fui avec de nouvelles identités et rencontré le dernier membre, Nestor, riche comptable et passionné de musique, fondateur du groupe. Il possédait un violon qui, à en croire l’intérêt que tous les trois lui portaient, devait être une précieuse antiquité. L’amour qu’ils éprouvaient pour leur instrument était infini.
Chaque matin, lors de ma promenade, je guettais l’ouverture de la plaque d’égout. J’y retrouvais ainsi secrètement les musiciens quelquefois. Ils m’apprirent à jouer, à écouter. Toujours sur le qui-vive, nous ne pratiquions que très rarement.
Mais notre méfiance redoubla lorsque Braun et Flavie disparurent. Sans nouvelles du couple pendant cinq semaines, Nestor et moi avions marché jusqu’à leur habitation, pour la trouver déserte. Après de nombreuses menaces et interrogatoires, leur passé les avait rattrapés.
La veille, j’allai retrouver mon ami dans notre planque. Je ne découvris qu’un bout de papier dans l’ombre.
« Ce n’est pas qu’un objet, c’est ce qu’il nous reste du passé. C’est l’héritage des générations, qui ont insufflé en chacun de nous la musicalité des sentiments, qui ont su traduire la vie par des symphonies. L’être humain a grandi avec sa musique, et fait de lui sa propre chanson. Sois la note qui fera renaître l’orchestre du silence. »
Le mot était griffonné, et posé là, sur le violon orphelin. Il était trop tard.
Adieu, Nestor Lutz.