– « En raison du regrettable incident auquel notre école a dû faire face il y a aujourd’hui un an et trois mois, de nouvelles mesures ont été prises et un nouveau règlement a vu le jour. Je vous demanderai d’aller en prendre connaissance dans vos classes respectives auprès de votre titulaire. Déplacez-vous en silence et le plus rapidement possible. »
Le directeur termina son discours et j’échangeai un regard avec Jasmine. Nous nous étions rencontrées en première maternelle. C’était une fille très extravagante qui parlait pour nous deux. Elle ne réfléchissait jamais avant de s’exprimer et ne cachait pas ses réelles pensées. C’était pour ça qu’elle n’avait pas beaucoup d’amis. Et comme j’étais assez réservée, je n’avais jamais cherché à trouver d’autres amis qu’elle. Du coup, nous étions toujours collées l’une à l’autre depuis plus d’une dizaine d’années. Nous avions attendu autant que redouté cette rentrée scolaire tout à fait particulière. Dès que nous avions mis un pied en-dehors du bus scolaire, nous nous étions précipitées pour voir comment l’école avait été reconstruite. Et c’est avec une grande déception que nous avions remarqué l’immense bloc de béton grisâtre. Le prestigieux collège Jean Jaurès qui nous avait vu grandir, Jasmine et moi, était tombé bien bas. Nous étions rentrées à l’intérieur du bâtiment pleines d’appréhension et avions constaté avec horreur qu’un escalier de briques avait pris la place de celui magnifiquement marbré que l’on chérissait tant il y a encore deux ans. De minuscules fenêtres occultées par un bout de tissu noir avaient pris la place des grandes vitres avec rideaux dorés et bordeaux.
– « Je ne sais pas quoi penser de tout cela » me dit Jasmine d’une voix enrouée.
Je la regardai, étonnée et émue de la voir au bord des larmes. Ce n’était pas son genre d’être à court de mots. Je la pris dans mes bras pour la réconforter mais le regard que me jeta la surveillante en charge de notre année me rappela que nous n’étions pas censées parler et que nous ne pouvions pas traîner dans les couloirs. On se dirigea donc silencieusement vers notre classe située au fond d’un couloir aussi gris que le reste. Nous sommes entrées dans l’espèce de cellule de prison qui nous servait de local et puis nous fûmes appelés un par un par Mme Van Bakker, notre titulaire, qui prenait les présences de sa voix monocorde aussi déprimante que la classe dans laquelle on se trouvait. Elle appela Myriame Zobart et puis claqua des mains pour obtenir le calme.
– « Bonjour à tous, je vais commencer par vous lister les nouvelles consignes obligatoires. Tout d’abord, il n’y aura plus aucune récréation et les temps de midi seront consacrés à l’étude. Vos moments de repos dureront de 10h16 à 10h19 ainsi que de 14h59 à 15h04 et consisteront en un massage des tempes pour éviter tout mal de tête dû à une activité cérébrale trop intense. Le niveau et la charge de travail vont considérablement augmenter, nous attendons donc de vous un travail consciencieux et efficace. Ensuite, certains cours seront supprimés ou modifiés. Les cours de musique donnés anciennement par M. Weber vont disparaître, à l’exception de ceux donnés aux élèves talentueux. Ainsi dans cette classe, Helena, tu es la seule qui va pouvoir continuer à suivre ses cours de piano moyennant quelques changements que M. Weber t’expliquera à 9h dans la classe 45 C. Je vous distribuerai à tous un plan de notre nouvelle école à la fin de l’heure. Les cours de français et d’argumentation seront maintenus mais les sujets traités en classe seront des sujets sans importance voire futiles afin d’éviter toute polémique et tout débordement de sentiments bruts et instinctifs. Quant aux cours de poésie et d’art plastique-dessin, ils seront totalement supprimés car le directeur, ainsi que le corps enseignant, interdisent toute forme d’expression artistique. Si vous avez pris l’option sciences-math, vous ne devriez pas connaître trop de perturbations. Et une dernière chose : il est désormais interdit de vous déplacer en groupe. Les cours reprendront après-demain, les horaires vous seront communiqués durant la journée par e-mail. Au revoir. »
Après avoir récupéré mon plan, je me dirigeai vers la sortie de la classe. Jasmine me rattrapa et glissa dans ma main un bout de papier.
On se voit à 11h au parc Jacques Brel devant la boulangerie Jacquemin.
Je souris. Jasmine avait toujours bien aimé communiquer avec ce genre de notes. Etant donné qu’elle était, avec sa sœur, dans un orphelinat depuis sa naissance, elle n’avait jamais eu de téléphone. Je froissai son petit mot que je mis dans ma poche et quand je me rendis compte que désormais, ce serait le seul moyen de communication toléré dans cette école, je perdis mon sourire. Je me rendis à la classe 45C, pleine de craintes. Je ne comprenais pas comment je pouvais encore faire de la musique alors que toute autre forme d’expression artistique était prohibée. M. Weber m’ouvrit la porte et la referma directement. Ensuite, il poussa un soupir tonitruant. Il avait de profonds cernes foncés et semblait n’avoir plus dormi depuis des jours. Je sentis immédiatement que quelque chose n’allait pas. Il avait toujours été le plus pétillant et rayonnant de tous mes professeurs. Mon angoisse redoubla.
– « Les consignes qui m’ont été données sont complètement absurdes et dérisoires. Elles vont te rendre malheureuse et ont été prises totalement contre ma volonté. Il est important que tu le saches. »
– « De quoi s’agit-il ? »
– « On t’a sûrement déjà dit que tout ce qui a trait à l’art est dorénavant interdit. J’ai naïvement cru que la musique échappait à cette règle. C’est en quelque sorte le cas car nous ne pouvons désormais qu’effleurer les touches du piano. Il nous est interdit d’émettre le moindre son pour deux raisons. La première est que ça risque de déranger les classes voisines et la seconde est que le directeur a peur que le son soit un moyen d’expression artistique. »
Je restai sans voix. En plus de me rendre triste, cette nouvelle confirma mes craintes. Notre directeur était le Staline de l’école Jean Jaurès. Si l’école ne servait plus qu’à apprendre et restituer des formules mathématiques, alors elle ne servait plus à rien.
– « Je suis désolé. Nous avons notre premier cours dans deux jours, à la première heure du matin. Nous verrons ce que ça donne. »
Je sortis de la classe muette de stupeur. S’il y avait bien une chose que j’attendais impatiemment, c’était de revoir M. Weber et lui montrer les progrès que j’avais faits en un an et trois mois.
A la boulangerie Jacquemin, je bifurquai à droite pour me rendre au parc. Je partageai un donut au chocolat avec Jasmine. Elle m’informa qu’elle n’avait absolument pas l’intention de se plier au nouveau règlement sans connaître la véritable raison de ces décisions. Elle avait donc pris rendez-vous avec le directeur le lendemain et m’invita à me joindre à elle. Ce que je fis sans hésiter.
On se rendit donc dans son bureau le lendemain matin. Il nous accueillit avec la froideur qui le caractérisait. On s’assit silencieusement sur les tabourets en plastique.
– « Quelles sont vos questions ? Soyez concises, je n’ai pas de temps à perdre. » nous dit-il d’une voix qui trahissait son agacement.
Je pris la parole d’un ton plus sec que je n’aurais voulu :
– « Nous aimerions savoir en vertu de quoi le nouveau règlement est devenu si contraignant. »
Il se tourna alors vers Jasmine et lui dit :
– « Je suis certain que tu te rappelles pourquoi cette école a pris feu. Ton frère, ou ta sœur, aussi doué(e) fut-il ou elle en son domaine, était un ou une handicapé(e). Ce n’est pas possible de réagir de la sorte quand on est dépassé par ses émotions et d’une certaine façon, le destin l’a puni(e) puisque comme tu as pu le constater, il ou elle n’est plus de ce monde. Afin d’éviter que ce genre d’incident ne se reproduise, je me suis inspiré du modèle chinois pour établir le nouveau ROI. »
Je vis Jasmine serrer les dents si fort qu’elle aurait pu se casser la mâchoire. Elle n’avait jamais pu tolérer que sa sœur soit tenue comme unique responsable des événements qui s’étaient déroulés une douzaine de mois plus tôt. On sortit du bureau furieuses. Jasmine vint chez moi et ouvrit la bouche dès que nous nous fûmes installées sur mon lit.
– « Je ne compte pas laisser faire les choses comme ça. Il faut agir. Passe-moi ton téléphone. »
– « Et que comptes-tu faire exactement ? »
– « Je donne rendez-vous à tous les élèves de l’école demain après les cours. On va organiser une réunion et aviser de ce que l’on peut faire pour éviter que notre école devienne une dictature pourrie, tout ça parce que notre directeur aime avoir de l’autorité. »
J’acquiesçai, consciente que son projet était complètement délirant.
A 9 heures le lendemain, je me rendis à mon cours de piano. Au moment où je posai mon regard sur M. Weber, je sursautai. Il était d’une pâleur cauchemardesque et avait de profondes poches sous les yeux. Son corps était si maigre que l’on voyait ses os à travers son T-shirt.
– « Que vous est-il arrivé ? »
– « J’ai entamé une grève de la faim il y a deux jours. Malheureusement, ça n’a pas l’air de fonctionner donc soit je me laisse mourir soit j’agis en faisant semblant que ça me convient, j’y réfléchis encore. »
Je restai sans voix. Je ne savais pas comment réagir. Il reprit :
– « Je ne sais pas ce que je peux faire de plus pour améliorer la situation. Tout le corps enseignant est contre moi. »
Je lui expliquai notre réunion qui devait avoir lieu après les cours et l’invitai à se joindre à nous. Ensuite, nous avons répété nos gammes silencieusement.
Le reste de la journée se passa dans une ambiance lugubre. Nous fîmes une dissertation qui avait pour problématique : Faut-il que les Pampers soient colorés ? Un sujet qui ne mérite certainement pas les deux heures de cours passées là-dessus. Au bout de quatre heures sans aucune pause, je décrochai et me mis à attendre avec impatience le massage des tempes qui allait m’éviter une surchauffe cérébrale.
A la fin de la journée scolaire, je passai chez moi prévenir mes parents que je rentrerais plus tard et je marchai en direction du parc Jacques Brel, lieu du rassemblement. Quand j’arrivai sur place, une centaine d’élèves étaient déjà présents et parmi eux, Jasmine qui discutait avec M. Weber. Elle prit le micro dans sa main gauche et son discours dans la droite :
– « Bonjour à tous, si nous sommes réunis tous ensemble aujourd’hui, c’est pour faire le point sur la situation de l’école ainsi que sur les mesures que nous pourrions prendre afin de grandir sereinement dans un milieu où chacun est valorisé. »
Il y eut un tonnerre d’applaudissements ainsi que des cris d’approbation puis elle reprit :
– « Je pense que premièrement, vous devez tous comprendre pourquoi on en est arrivé là. L’incendie qui a détruit notre école a pour origine un accident dans le laboratoire de chimie. Ma sœur, qui comme vous le savez surement était, comme moi, une surdouée de la chimie, s’est fait insultée de déchet de la société et d’excrément de la Terre par William Brodin, le neveu du directeur, tout ça parce qu’elle avait changé de sexe quelques mois plus tôt. Elle s’est énervée violemment et a versé dans les cheveux de William un mélange qui a explosé et incendié l’école. Dans l’accident ont péri ma sœur, William et le reste de la classe de chimie ainsi que la prof, épouse de notre directeur. Si vous allez lui demander à lui la raison officielle de l’installation de ce nouveau règlement, il vous répondra que cela permet un meilleur travail et moins de débordements d’émotions. Mais notre directeur a agi de la sorte uniquement par esprit de vengeance. Les pertes de son neveu et de sa femme ont dû être difficiles mais nous ne devons pas en subir les conséquences car beaucoup d’entre nous ont aussi perdu des amis, des cousins, des frères et sœurs. Alors il faut que nous agissions. Et c’est pour cela que durant toute cette semaine, nous allons organiser une manifestation au sein de l’école et de notre commune. Nous avons le soutien d’un membre du corps enseignant et cela est suffisant pour nous prouver que nous avons raison de réagir. »
Après son discours, Jasmine fut acclamée et distribua les tâches de chacun pour l’organisation de la manifestation. Je regardai un instant M. Weber et le vit chanceler avant de s’effondrer au sol. Je criai et appelai les urgences. Deux élèves montèrent dans l’ambulance avec lui. Je leur fis promettre de me donner des nouvelles et je rentrai chez moi. Mes parents ne me posèrent aucune question. J’étais certaine qu’ils désapprouvaient à cent pour cent le règlement. Néanmoins, je n’étais pas sûre qu’ils soient contents d’apprendre que je prenais part à des activités de rébellion. Je regardai la télé et reçus vers 22 heures un appel d’un élève qui était à l’hôpital avec M. Weber. Il me dit que celui-ci était extrêmement faible et que ses chances de survie étaient très minces. Je m’empressai d’appeler Jasmine pour lui annoncer cette terrible nouvelle. Elle vint chez moi directement et s’empressa d’avancer la manifestation au lendemain. Une heure plus tard, on apprit le décès de M. Weber. Je pleurai pendant une heure le merveilleux prof qui m’avait tant appris puis Jasmine me secoua et toute la nuit nous préparâmes la manifestation du lendemain.
Nous arrivâmes de bonne heure à l’école et allâmes déposer nos lourds sacs à dos dans les caves. Ils nous serviraient plus tard. Les élèves arrivèrent en masse dans la cour de récréation en brandissant des cartons à slogans. Des cris fusèrent de toutes parts et le plus strident était : « Liberté, liberté, nous voulons grandir dans une école saine ». Les professeurs commencèrent à réagir. Ils essayaient de retenir leurs élèves, sans succès. Aucun d’entre eux ne pleurait M. Weber. Cela ne fit qu’attiser notre colère. La manifestation continua pendant 2 heures dans la cour avant que nous entrions dans les couloirs. C’est seulement à ce moment-là que nous aperçûmes le directeur sortant de la salle des profs. Il tenta de bloquer le couloir pour empêcher notre progression. Jasmine réagit au quart de tour et le frappa violemment au visage.
Il se mit dans une colère noire et d’un coup, l’attrapa et la porta jusqu’à son bureau. Immédiatement, je fis passer le mot parmi les manifestants que Jasmine avait été enlevée, qu’elle était avec le directeur et que nous ne savions pas ce qu’il était en train de lui faire subir. Avec deux autres élèves, je mis au point un plan pour la secourir et pour faire évacuer tout le monde de l’école le plus vite possible. Nous sommes d’abord allés chercher à la cave un des sacs à dos que nous avions déposés le matin. Il contenait des fumigènes que nous plaçâmes dans tous les coins du couloir du bureau du directeur. Il fut obligé d’en sortir et de quitter le bâtiment pour pouvoir respirer. Pendant ce temps-là, je courus secourir Jasmine. Elle avait quelques bleus au visage mais aucune autre trace de violence n’était visible. Elle m’aida à placer nos derniers fumigènes dans tout le bâtiment et ainsi, tous les professeurs et élèves quittèrent l’école pour se rendre au parc Jacques Brel, lieu d’évacuation. Toutes les présences furent prises classe par classe et quand Jasmine fut certaine qu’il ne restait pas un seul élève coincé dans le bâtiment, elle appuya sur un détonateur et la bombe qu’elle avait fabriquée et cachée dans le deuxième sac à dos explosa, réduisant en cendres le bloc de béton gris qui aurait pu nous servir d’école.