– Bonjour, Monsieur, il est l’heure d’aller à l’école !
Ce matin encore, il me réveille. Cela fait maintenant sept cent quatre-vingt-cinq jours que ça a débuté… que Papa a décidé d’acheter trois robots domestiques pour la maison, comme à peu près le monde entier, depuis que l’ingénieur Travinsky les a conçus. J’ai toujours été contre cette idée. Je me souviens… La veille, il nous en avait parlé et je l’avais supplié de ne pas les acheter, mais bien sûr, du haut de mes treize ans, je n’avais pas voix au chapitre !
Aujourd’hui, je ne m’y suis toujours pas habitué et je ne m’y habituerai jamais ! Tous les moments de plaisir qu’on avait en famille avec Maman, Papa et Sousou, mon petit frère… tous partis en fumée : les sorties en famille, mes devoirs quand j’avais besoin d’aide, les trajets vers l’école et j’en passe. Tout ça, c’est fini ! Je ne suis plus sorti avec mes parents depuis si longtemps. Les robots font tout à leur place !
Je suis toujours au lit. De toute façon, je dois me lever, je n’ai pas le choix, sinon il revient dans cinq minutes. Il est programmé pour ça ! Alors, je vais dans la salle de bains et je me prépare. Depuis la salle de bains, je crie au robot de préparer mon petit-déjeuner, mais pour une fois, je n’entends pas de réponse…
– Alpha, prépare mon bol de céréales !
Toujours pas de réponse. Je trouve cela très étrange. Maman et Papa ne sont déjà plus là. Ils doivent déjà être au travail. Je descends pour voir ce qu’il se passe : je ne vois ni Alpha, ni Beta, ni Omega. Agacé, je dois tout faire moi-même.
Vingt minutes plus tard, j’arrive à l’école. Par chance, j’habite tout près. D’habitude, je prends le bus pour deux arrêts, jusqu’au terminus, mais cette fois-ci, j’ai préféré courir pour ne pas être en retard. Immobilisé face à la porte de la classe, je ne peux m’empêcher de penser à la mauvaise journée qui m’attend… car comme vous l’avez deviné, la fonction d’enseignant est assumée aussi par des androïdes.
Après avoir repris mes esprits et mon souffle, je frappe à la porte une fois, deux fois… Pas de réaction. Je décide de rentrer en classe. L’ambiance n’est pas la même que d’habitude. Tous les élèves sont silencieux et très concentrés. Quand mon « prof de français » me remarque, je n’ai même pas le temps de m’excuser pour mon retard. Il s’avance et crie :
– Refusé ! Sortez de la classe et ne revenez jamais !
– Mais Monsieur, je…
Avant que je puisse finir ma phrase, notre « prof » dirige tout son corps et ses bras synthétiques vers moi comme s’il allait me frapper. Je commence à comprendre la raison pour laquelle toute la classe se montre aussi calme et pourquoi mes copains ont l’air terrorisés. Choqué, je cours vers la sortie de l’école et je file vers le dépôt de bus pour regagner mes pénates. J’ai la haine. Je me suis fait humilier devant mes amis. Tout se bouscule dans ma tête… Je ne pouvais pas rester là-bas face à une machine devenue incontrôlable.
À la station, j’aperçois avec effroi que certains robots font barrage à des voyageurs impuissants qui veulent monter dans leur bus et profèrent des mots incompréhensibles.
Que pouvons-nous faire ? Que puis-je faire ? Une évidence s’impose : je dois savoir ce qu’il se passe… Je monte discrètement dans un des seuls bus dont le conducteur-automate semble fonctionner normalement. Direction : le laboratoire provincial.
Grâce aux télévisions installées à l’intérieur du véhicule qui diffusent des scènes d’affrontements entre des hommes et des robots, je comprends que les ingénieurs ont perdu le contrôle de certaines de leurs créations.
Zone sécurisée : devant les gardes raides comme des piquets, je décline mon identité. On me reconnaît directement comme le neveu de madame X, ma tante. Elle travaille ici. On m’ordonne de patienter. Quelques instants plus tard, j’aperçois la silhouette de ma tante qui, d’un pas pressé, vient à ma rencontre. Elle me tend un passe. Sans mot dire, je la suis. Nous approchons du labo, mais elle se met à courir sans me donner d’explications.
– Attends-moi ici ! Je t’expliquerai plus tard !
Elle doit se douter que je ne vais pas l’attendre et que je ne vais en faire qu’à ma tête.
Je pénètre sur la pointe des pieds dans la salle de réunion en pleine effervescence.
La cata ! Tous les scientifiques et ingénieurs s’égosillent. Je ne comprends pas de quoi ils parlent. Soudain, à l’écart, je remarque un homme au flegme remarquable :
– Bonjour, Monsieur, vous avez vu ce qu’il se passe à l’extérieur ? Vous ne semblez pas inquiet.
– Ça ne sert à rien de céder à la panique, ils n’arriveront jamais à se décider.
– De quoi parlez-vous ?
– Il y a un interrupteur pour désactiver tous les robots, mais seule la moitié des chercheurs veut l’utiliser. Les autres disent qu’ils peuvent trouver une solution pour les réparer sans devoir les désactiver. Ils ne peuvent imaginer leur quotidien sans ces machines. Et après tout, pour eux, ce ne sont que quelques robots déréglés…
Je reste sans voix : comment peut-on les privilégier au détriment de l’humanité ? Comment faire courir de tels risques aux citoyens ? Des robots sont en train de détruire la ville, de nous menacer et les responsables hésitent encore !
C’est à ce moment-là que j’ai pensé à mes parents : où sont-ils ? Pourquoi ne m’ont-ils pas appelé ? Alors, presque malgré moi, la question fuse :
– Où est l’interrupteur ?
Surpris, j’obtiens une réponse :
– Il est là, au bout du couloir, mais…
Je ne le laisse même pas finir sa réponse. Je me précipite au fond du couloir et devant tous ces scientifiques qui vocifèrent, je pousse le levier vers le haut. Enfin, c’est fini ! On va pouvoir reprendre une vie normale, la vie que je menais il y a quelques années sans tous ces robots.
Lorsque je me retourne, ce n’est pas la réaction à laquelle je m’attendais…
Ils affichent tous un visage consterné, certains même ont les larmes aux yeux. L’un d’eux se laisse emporter par une vague de désespoir et s’exclame :
– Notre ville est perdue !
Baba, je regarde le levier. À côté, je remarque deux écriteaux auxquels je n’ai pas prêté attention. Sur l’un : « Pour désactiver les androïdes : baisser le levier » ; sur l’autre : « Pour ne plus jamais désactiver les androïdes : lever le levier ».
Il me faut quelques secondes pour comprendre ma bêtise : je viens de condamner notre ville.
Se précipitant sur l’alarme d’urgence, le chercheur avec qui je venais de parler l’enclenche, face aux autres tout démunis. Cette alarme, toute la ville la connaît. Les habitants savent tous qu’elle n’est utilisée qu’en dernier recours, qu’il faut alors se rendre impérativement dans le bunker le plus proche. Impossible pour moi d’obéir. Je dois avant tout retrouver ma famille.
Je me mets à courir à perdre haleine vers le bureau de ma mère. Quand je la rejoins, je la vois assise à terre, abasourdie, supportant la tête ensanglantée de mon père, sur ses genoux. Elle m’explique qu’il s’est interposé entre elle et un robot pour la défendre et qu’il a reçu un mauvais coup à la tempe.
Dans le bunker, tout est sombre, tout le monde semble désespéré et dans l’incompréhension. Des militaires nous expliquent que nous resterons ici jusqu’à ce que le pays trouve une solution pour mettre fin à cette menace. Moi, je suis ailleurs… Je pense à mon père que j’ai failli ne plus jamais revoir à cause de ces machines diaboliques. Elles ont gâché notre vie de famille et notre complicité.
– Salim…
Quelqu’un vient de m’appeler.
Je me retourne et je vois mon frère et ma mère affichant un grand sourire. La famille est au complet ! En les regardant, je me dis que l’humanité n’est peut-être pas foutue et que grâce à ce malheureux événement, nous allons limiter l’action de ces intelligences artificielles et enfin vivre comme auparavant, comme il y a sept cent quatre-vingt-six jours.