J’ai toujours adoré les puzzles. D’aussi loin que je me souvienne, j’ai nourri une passion pour cette pratique. Rassembler des pièces, chercher avec lesquelles elles s’emboîtent, le tout afin de former une œuvre. Fascinant. Les puzzles ne m’ont jamais quitté. Ils sont même mon quotidien.
Avec lenteur, j’observe la série de bacs en plastique posés devant moi. Je cherche parmi les étiquettes collées sur ceux-ci, celle qui indiquerait « côte ». Trouvée. Je tire le bac vers moi et choisis parmi les côtes celle qui me paraît la plus adaptée. Après un court temps de réflexion, je sélectionne celle la plus à gauche, dotée d’une taille appropriée. Après l’avoir saisie, je la transporte précautionneusement jusqu’à la large table blanche qui constitue mon atelier. Avec application, je la dépose à l’emplacement voulu. Grâce à une pince métallique, je rattache l’os à la colonne vertébrale. J’en lisse légèrement le contour et m’aide d’une colle spéciale afin de l’immobiliser de façon permanente. Je triture ensuite l’os avec délicatesse, m’assurant ainsi qu’il tient en place. Le résultat me semble convenable. Je recule d’un pas, admirant mon œuvre.
– Le rendu est assez satisfaisant, Léonard, commente Tamara, qui s’est approchée pour observer mon travail.
– Mmh… oui, mais il y a encore une marge d’amélioration.
Le squelette, presque entièrement reconstitué à présent, gît sous l’éclairage cru du laboratoire.
– Pour ma part, je pense pouvoir dire sans me vanter que le numéro 404 sera l’une de mes œuvres les plus réussies, se réjouit Tamara.
Je jette un coup d’œil à celui-ci. Auparavant, je me serais demandé quel nom portait le numéro 404, qui il était, comment il était mort… À présent, je ne me pose plus vraiment de questions. Je me contente d’approcher l’homme. Nu comme un ver, il est allongé sur une table semblable à celle sur laquelle repose mon squelette. Tamara a raison, elle a fait des merveilles. La peau de 404, d’une belle couleur dorée, semble luire légèrement. Ma collègue lui a choisi des cheveux couleur d’ébène, à l’image des siens, et des yeux pâles.
– Tu t’es surpassée sur ce coup-là, Tam, la complimenté-je.
De tous les couturiers que j’ai rencontrés, Tamara est de loin la plus douée. Elle semble faire de la magie à chaque fois, lorsqu’elle conçoit, presque à partir de rien, un individu à part entière.
On aurait pu croire que la jeune femme, issue d’une famille aisée, se serait orientée vers un métier différent, de celui, peu glamour, de couturière. Lorsque je l’avais questionnée à ce propos, elle m’avait répondu : « et risquer de m’ennuyer chaque jour, à faire les mêmes tâches insipides et sans exploiter ma créativité ? Jamais. »
Exploiter sa créativité. C’est sûr qu’avec l’emploi qu’elle exerce, les possibilités sont multiples. Car malgré le fait que dans notre société, le métier de couturier soit associé par réflexe à de petites mains brodant des chemises, dans notre milieu, il revêt une signification bien différente. Si ma spécialité est la création d’un squelette inédit en utilisant des os ayant appartenu à d’autres personnes, le travail de Tamara est de coudre, petit à petit, le corps de l’individu.
Posés à côté d’elle sur un plateau métallique, se trouvent certains des outils que la jeune femme a utilisés afin d’assembler les organes du numéro 404. Parmi eux, une dizaine d’aiguilles aux gabarits différents, une série de lames et de pinces ou encore un tube de colle Assemble-peaux.
Le reste de son matériel ainsi que des éléments tels les yeux, les muscles ou les cheveux sont rangés dans une grande armoire à proximité.
Je détache à grand-peine les yeux de Tamara, qui s’est remise au travail, et dont les gestes répétitifs m’ont comme hypnotisé. Me détournant, je reprends ma tâche. À cet instant, je remarque non sans agacement qu’il me manque une des pièces les plus importantes de mon puzzle. En soupirant, je dis alors :
– Je suis à court de fémurs. Tu peux appeler Joséphine, s’il te plaît ?
Tamara acquiesce et saisit son téléphone. Je crois l’entendre se chamailler, ce qui n’aurait rien d’étonnant compte tenu du caractère fougueux de notre trouveuse d’os.
– Voilà, c’est fait, déclare la jeune femme. On prend une pause en attendant ?
Je ne réponds pas et me contente de la suivre docilement jusqu’à la petite salle dans laquelle les travailleurs ont l’habitude de se poser quand l’occasion s’y prête. Je tire l’une des chaises se trouvant sous la table et m’y assieds.
– Café ou thé ? me propose ma collègue.
– Thé, s’il te plaît.
L’air concentré, Tamara verse de l’eau chaude dans ma tasse et repose la bouilloire. J’observe l’eau se teinter progressivement d’une couleur ambrée tandis que le sachet de thé se met à flotter et la buée à s’élever en volutes tournoyantes.
Nous buvons calmement, faisant la discussion avec d’autres collègues présents, lorsque nous sommes interrompus par l’arrivée de Joséphine.
– Ah ! C’est là que vous êtes ! s’agace-t-elle.
– Bonjour à toi aussi, Joséphine, réplique froidement Tamara.
– Oui, oui… si tu veux. Vous les voulez ces os, ou pas ? s’impatiente Joséphine, pour qui échanger des banalités n’a jamais été la qualité première.
– Suis-moi, interviens-je, afin de ne pas envenimer la situation.
Tamara nous emboîte le pas et je ne peux m’empêcher de remarquer à quel point elles sont différentes. Contrairement à la grande brune, Joséphine n’est pas issue d’un milieu aisé et cela se remarque. Alors que la couturière semble toujours apprêtée comme si elle était conviée à une soirée mondaine, Joséphine ne jure que par des vêtements élimés et affiche une attitude bravache et trop franche qui jure avec l’affabilité et la bienséance quasi constante de Tamara.
Au terme d’un long corridor, nous débouchons sur notre laboratoire, où Joséphine nous présente son butin. Il s’agit d’un large sac empli d’os, soigneusement sélectionnés par ses soins. J’inspecte rapidement son contenu et, satisfait, je remercie Joséphine.
– No problemo. Bon, faut que je file, j’ai d’autres chats à fouetter. Oh, avant que je ne parte, j’ai une livraison spéciale, ajoute-t-elle.
Elle plonge la main dans la sacoche qui ne la quitte jamais et en sort une boîte en aluminium. Je devine ce qui s’y trouve avant même qu’elle ne l’ouvre. Avec un sourire, la couturière m’en présente le contenu. Le récipient est garni de perles étranges, aux nuances diverses et dont semblent s’échapper, comme à grand-peine, de pâles lueurs.
– Super, la perle de 404, s’enthousiasme Tamara, qui a saisi l’une d’entre elles.
Bientôt, elle l’implantera dans la nuque de l’homme, lui permettant ainsi de ressusciter comme il l’a décidé quand il a choisi de participer au programme. Il pourra alors intégrer un nouveau corps, fabriqué par nos soins et continuer à vivre comme si son existence ne s’était jamais arrêtée.
Ce privilège est réservé aux riches, bien entendu. À aucun moment, une personne issue de la basse ou moyenne société ne pourrait se permettre un tel miracle. Et puis, cette stratification sociale a ses avantages. Après tout, sans basses conditions, les morts de pauvres ne seraient pas si nombreuses. Par conséquent, des gens comme Joséphine, dont le métier de trouveuse d’os consiste à récolter ces précieuses pièces, n’existeraient pas. Et puis, que deviendrait ma vie si je ne pouvais plus, du jour au lendemain, jouer aux puzzles ? Je serais bien ennuyé.
Tamara referme le coffret et salue Joséphine. Celle-ci rajuste sa sacoche et prend congé, en prenant soin de grimacer à l’intention de la couturière, qui paraît outrée. Je retiens difficilement un sourire et retourne auprès du squelette inachevé.
J’ouvre le sac d’os nouvellement fourni et en trie le contenu. Je les classe selon leur taille, leur condition générale et de leur fragmentation. Je les place ensuite avec les autres dans les grands bacs situés non loin de moi et sélectionne un fémur avant de les refermer. Je dépose ensuite le long os sur mon plan de travail. Je commence par lui refaire une beauté en le nettoyant, le limant, et ensuite en lui appliquant une fine couche de vernis transparent. Mon travail terminé, j’entreprends de le rattacher au reste du corps. Lorsque je finis de placer la dernière vis, de nouer le dernier fil et d’appliquer le dernier point de colle, je m’attaque au crâne. Bien que celui-ci soit presque finalisé, je choisis d’y apporter une dernière touche. Fouillant dans le bac consacré aux morceaux d’os, je sors une pièce qui me semble parfaite pour terminer mon puzzle. À l’aide d’une lame, je la découpe et lui donne la forme voulue. Je la teste ensuite en tentant de l’insérer dans la cavité que j’essaie de combler. Cela rentre parfaitement : il n’y a plus qu’à s’arranger pour qu’elle ne fasse plus qu’un avec le reste de l’os pariétal. Le processus est long.
Les heures filent à toute allure et je ne me rends compte de l’heure que lorsque Tamara soulève le fait que ma femme doit m’attendre. Je range mes affaires, nettoie la table et vérifie l’état de mon squelette. Demain, il sera finalisé. Tamara pourra alors commencer son travail et le recouvrir, couche par couche, de chair. J’éteins la lampe en saluant la couturière.
– Bonne soirée, Léonard.
– Merci, Tam. À toi aussi.
Je saisis mon manteau, l’enfile puis sors par la porte latérale. J’ai à peine fait quelques pas, que parcourant la rue du regard, je distingue une silhouette. Elle s’avance vers moi. C’est une femme menue, au visage en forme de cœur et dont les longs cheveux blonds chatoient presque autant que ses yeux verts.
– Bonsoir, mon cœur, me dit ma femme. Tu as passé une bonne journée ?
Je lui réponds que oui, et saisis sa main. Nous nous dirigeons vers la voiture. Et alors qu’elle ouvre la portière, je me fais la réflexion qu’elle est l’une de mes œuvres les plus réussies.