Après-demain, je vais devoir mourir.
Dans notre nouveau monde, il y a une loi, parmi d’autres, que le gouvernement a imposée. Depuis 2030, nous ne pouvons vivre au-delà du jour de nos 60 ans. Étant de plus en plus nombreux sur terre, le jour fatidique, nous devons mettre fin à notre existence. Certaines personnes ont essayé de contourner cela en se cachant dans des endroits perdus de la nature, mais elles ont vite été retrouvées et ont eu une mort douloureuse et horrible. D’autres ont commis des actes illégaux comme braquer une banque, tuer quelqu’un… Celles-là ont eu droit à la torture avant de mourir.
J’écris donc cette lettre avant de me suicider en espérant qu’elle soit remise à mes proches et futurs petits-enfants afin qu’ils comprennent qui j’étais et ce que j’ai vécu.
Je suis née le matin du 18 juin 2005. Malgré les problèmes de ma famille, j’ai grandi avec tout l’amour de mes parents. Mon père et ma mère ont toujours tout fait pour nous, leurs enfants. On manquait d’argent. Mon père a pris un deuxième travail (on ne le voyait donc plus beaucoup) et ma mère s’est sacrifiée pour s’occuper de ses quatre enfants. Quand j’étais petite, je n’étais pas comme les autres enfants. Je suis dyslexique et dysorthographique, et je quittais donc parfois l’école pour me rendre chez la logopède. À la Saint-Nicolas, à la Noël, je ne recevais pas comme tout le monde plusieurs cadeaux, mais j’avais le maximum que mes parents pouvaient m’acheter et j’étais plus heureuse que certains enfants plus gâtés. J’étais un garçon manqué et plutôt bien portante.
Par la suite, nos problèmes se sont calmés, jusqu’à la mort de mon grand-père quand j’avais dix-sept ans. La famille du côté de mon père a alors explosé. Heureusement, j’avais rencontré mon copain Maxime. Je crois qu’il est le premier que j’aie réellement aimé. J’ai partagé ma vie avec lui jusqu’à sa mort, il y a deux ans. Il a accepté de mourir à ses soixante ans sans discuter, sans essayer de survivre, caché, dans un coin perdu. C’était un homme extraordinaire, il a pris soin de moi comme personne et il m’a aidé à construire une vie apaisée, avec des enfants extraordinaires.
À sa mort, il m’avait laissé une lettre, où il expliquait que si je souhaitais me cacher, il fallait que j’essaie et que je tente le tout pour le tout. Il y avait laissé des coordonnées géographiques. Devais-je m’y rendre ? Je n’avais jamais vu son corps, même à l’enterrement et je me disais que peut-être, il s’était caché là-bas en se faisant passer pour mort. Je craignais de me forger de faux espoirs et d’être déçue car sa mort m’avait tuée intérieurement.
17 juin 2065
Cette nuit-là, j’ai encore rêvé de lui et le matin, j’ai conçu un plan. J’allais téléphoner à ma petite sœur pour lui demander de me faire passer pour morte. Comme son mari travaillait dans une morgue, cela devait être possible. Je ne voulais pas lui dire que c’était pour essayer de retrouver Maxime, car elle aurait pensé que je partais en vrille. Elle savait à quel point il me manquait. Je n’ai rien dit à mes enfants car je ne voulais pas qu’ils soient mêlés à cette histoire. Je voulais les protéger et ne pas risquer qu’il leur arrive quoi que ce soit. Après cela, j’ai dû préparer un plan pour aller jusqu’au Bahamas, car c’était à cet archipel que correspondaient les coordonnées. Maxime voulait que j’y aille, sans doute parce que cela avait toujours été notre destination de rêve. Après cette longue journée à penser comment arriver aux Bahamas avec le moins de problèmes possible, chercher un billet d’avion pour le lendemain et faire mes valises – me voilà prête.
18 juin 2065
Dans le taxi vers l’aéroport, mes sentiments oscillaient entre excitation à l’idée de le revoir, angoisse qu’il ne soit en fait réellement plus en vie et stress de ne pas réussir à prendre l’avion. À mon arrivée devant les contrôles, je donnai ma carte d’identité au jeune homme et là…
– Madame, désolé, mais je ne peux pas vous laisser passer, me dit-il avec un air arrogant.
– Pourquoi donc ? demandai-je en faisant mine de rien.
– Vous avez soixante ans aujourd’hui. Vous le savez très bien, vous ne pouvez pas quitter votre pays. Vous devez décéder ici même. Je vais devoir appeler une garde pour qu’il vienne vous chercher.
À ce moment-là, avec le stress et l’adrénaline, je décidai de prendre la fuite. Je demandai à pouvoir me rendre aux toilettes et partis en courant, traînant derrière moi ma petite valise avec mon strict nécessaire. J’essayais de courir, mais mon âge se rappelait sans cesse à moi. En sortant de l’aéroport, je cherchai un taxi pour partir le plus vite possible mais avec tout ce monde, impossible ! Je dus me faufiler dans un taxi avec d’autres personnes, un couple qui allait en direction du port. Je réfléchis donc à une autre solution, un autre moyen d’accéder aux Bahamas à partir d’un port. Illumination, en y arrivant, grand panneau : « Bahamas en 4 jours seulement, il reste 2 places ». En sortant du taxi, je courus le plus vite possible, mais le couple avec lequel j’étais voulait apparemment y aller aussi et les voilà qui prennent les deux dernières places.
Dépitée, j’ai fait le tour de tous les bateaux, mais personne n’allait dans cette direction. J’ai continué pendant une heure en espérant que ma sœur m’ait fait passer pour morte et que les flics ne me recherchaient pas. Jusqu’à un message : ma fille me demandait si c’était vrai, si j’étais réellement morte. Elle stressait beaucoup. Elle pleurait. Si cela me faisait beaucoup de peine, je ne pouvais néanmoins pas répondre. Après un long moment, je suis tombée sur un bateau avec un grand nombre de marins, et leur ai demandé où ils allaient.
– Aux Bahamas. Pourquoi ?
– Vous auriez de la place pour une passagère ?
– Je ne pense pas que vous puissiez venir avec nous. Nous avons des marchandises précieuses. Si vous volez quelque chose, ça nous retombera dessus !
Le capitaine avait prononcé ces mots de manière à me faire comprendre de ne pas venir.
Je lui ai promis que je ne toucherais à rien, que je pouvais aussi rester avec eux constamment. 200 dollars ont suffi à les convaincre. Ils ont voulu savoir pourquoi je voulais absolument aller là-bas. J’ai répondu que je ne leur dirais rien, mais qu’en retour, je ne demanderais pas ce qu’il y avait dans les cartons. J’étais donc dans un bateau en route vers les Bahamas, le voyage allait durer quatre jours. Ce furent les quatre jours les plus longs de ma vie. J’ai eu le temps de me faire tous les scénarios possibles et imaginables, j’ai eu le temps de bien regarder sur ma carte par où je devrais aller. Les coordonnées se trouvaient dans une forêt où il semblait facile de se perdre ; j’ai pensé à mes proches qui me croyaient morte, puis je me suis dit que j’agissais pour une bonne cause. Malgré mes inquiétudes, la traversée fut paisible.
22 juin 2065
J’étais arrivée à bon port. J’étais aux Bahamas, je n’en croyais pas mes yeux. Il fallait désormais que je prenne la route vers la forêt. Il fallait que j’y aille seule sans me faire repérer. À chaque voiture de police que je croisais, mon cœur ratait deux battements. Après une heure de marche, j’étais enfin arrivée dans la forêt, la partie la plus difficile de mon périple était accomplie. Je devais maintenant me repérer au milieu de milliers d’arbres. Je suis retournée sur mes pas je ne sais combien de fois. Au bout d’un moment, du fait de mon âge, je me suis sentie épuisée. J’ai dû m’asseoir contre un arbre, les yeux hagards, regardant partout. Et là, j’ai aperçu des branches par terre, elles formaient une flèche qui indiquait la direction que je devais suivre. Après avoir repris quelques forces, j’ai décidé de suivre la flèche. Lorsque je devais changer de direction, une autre flèche apparaissait. Je les ai donc suivies jusqu’au moment où une cabane est apparue, entourée par un potager bien entretenu, avec des fils barbelés tout autour et une barrière. Je suis restée tétanisée. Je tremblais à l’idée que ce soit lui, de le revoir. En la poussant, la barrière a fait énormément de bruit, je suis entrée dans la cabane et là, je suis restée en état de choc, je n’ai pas pu rester debout. C’était vraiment lui.
– Maxime, c’est toi ! dis-je d’une voix étranglée.
– Isis ? Oui, c’est moi. Un instant, j’ai craint que la police m’ait retrouvé, me répondit-il en lâchant le couteau qu’il tenait à la main.
Nous avons vécu heureux jour et nuit pendant une année, isolés et comblés dans notre coin de paradis perdu au milieu de nulle part jusqu’à cette nuit de juin 2066. Cette nuit que je suis occupée de revivre à présent. Nous étions dans la cuisine comme chaque soir, occupés à manger nos pommes de terre, spécialité de famille, lorsque nous avons entendu la barrière grincer et vu les barbelés bouger. J’ai regardé par la fenêtre et je les ai vus : des militaires, dans notre jardin, ensuite un hélicoptère au-dessus de la maison. Nous avons immédiatement compris que nous allions finir séparés, torturés dans une cave.
J’ai regardé Max dans les yeux et lui ai rappelé notre discussion le jour de nos retrouvailles. Nous nous étions mis d’accord : en cas d’urgence, nous préférions mourir ensemble, être unis dans la mort, pour l’éternité. Nous allions nous suicider main dans la main. Nous devions nous dépêcher. Pendant que Maxime cherchait des lames, j’ai pris le temps de terminer cette lettre entamée quelques jours après mon arrivée ici.
Je tiens à remercier ma sœur de m’avoir aidée à vivre mes derniers moments avec la personne que j’aime le plus au monde. Je t’en remercie infiniment. Nos enfants, n’oubliez jamais à quel point votre père et moi vous avons aimés et combien nous sommes fiers de vous. Nous allons nous offrir une fin choisie en toute liberté. Nous vous surveillerons et prendrons soin de vous du Ciel.
Je vous aime.